Alma. Je sais dire ce nom depuis que je suis tout petit. Je dis : Mama, Alma. Mama c’est Artémisia. Maman, je ne m’en souviens pas bien. Elle est morte quand j’ai six ans. Elle est grande et pâle. Il paraît qu’elle est en train de mourir lentement, du sang, ou des os. C’est une grande chanteuse, c’est ce que tout le monde dit, c’est pourquoi mon papa l’aime malgré les gens méchants qui veulent qu’elle parte parce qu’elle est créole, de l’île de La Réunion, avec beaucoup de cheveux frisés. Très maigre, toujours droite. Je me souviens d’elle avant sa mort, elle est debout devant la porte de la cuisine, elle est blanche, vêtue d’une chemise de nuit blanche. Harekrishna le jardinier dit qu’elle ressemble à un fantôme. Où est Artémisia ? Mama, c’est elle que je veux. Je crie vers le fantôme, ce n’est pas toi que j’appelle, c’est Mama, Artémisia, ma nénéne.
Les noms apparaissent, disparaissent, ils forment au-dessus de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m’appellent, et je voudrais les reconnaître, un par un, mais seule une poignée me parvient, quelques syllabes dérisoires, arrachées aux pages des vieux bouquins et aux dalles des cimetières. Ils sont la poussière cosmique qui recouvre ma peau, saupoudre mes cheveux, aucun souffle ne peut m’en défaire. De tous ces noms, de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes, ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet. Je ne suis pas né dans ce pays, je n’y ai pas grandi, je n’en connais presque rien, et pourtant je sens en moi le poids de son histoire, la force de sa vie, une sorte de fardeau que je porte sur mon dos partout où je vais. M