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Critique de Erik35


POUR UNE GÉOGRAPHIE DES SONGES.

Il est souvent très délicat, ou prétentieux, ou imprudent, lorsque ce n'est pas tout cela à la fois, de vouloir reprendre à son compte l'un ou l'autre des grands mythes constitutifs de notre culture commune, de les revoir, les réinterpréter, les renouveler avec ce qu'il faut de continuité, avec ce qui est indispensable de modernité. C'est inévitablement le cas avec ce que l'on a parfois appelé "la matière de Bretagne", à savoir toutes ces incroyables et mirifiques histoires de chevaliers, d'enchanteurs - Merlin en étant le plus fameux -, de rois - on songe avant tout à Arthur -, de forêts magiques - l'incroyable Brocéliande - et de cités mythiques - Camelot. Tout cela est fait et refait, avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins d'énergie, plus ou moins d'inventivité et de talent depuis des siècles. Depuis le milieu du XIXème, ce sont les anglais puis les américains qui auront porté - pour le meilleurs, parfois, comme pour le pire, souvent - haut la légende. Or, bien souvent, ces textes récents ne sont finalement, avec parfois un talent incontestable et un vrai bonheur à le faire et à le lire, que des "resucées" mises au goût du jour par leurs auteurs respectifs. On songe ainsi à l'incroyable succès des Dames du Lac de Marion Zimmer Bradley, à l'inspiration plutôt libre du cycle de Pendragon de Stephen R. Lawhead, à l'approche plus adolescente de Terence Hanbury White, à l'étonnant Mordred de la jeune Justine Niogret, sans omettre l'impressionnante bibliographie (aux influences et aux interprétations souvent contestables) de Jean Markale, sans oublier le réjouissant L'Enchanteur de cet éternel jeune homme que fut le regretté René Barjavel. Ces oeuvres, et tant d'autres, ont leur place dans cette galaxie arthurienne, souvent fantasque quand ce n'est de pure fantaisie. Impossible de tous les citer, il y faudrait des heures. Tout cela est bel et bon, pour singer l'expression consacrée - encore que pas toujours mais nous nous en sortirons avec cette pirouette qu'il en faut pour tous les goûts - mais demeure presque exclusivement dans la poursuite du rêve d'Arthur, de ses chevaliers de la table ronde, des prophéties de Merlin et des amours impossibles de Lancelot et de Guenièvre.

Or, le projet un peu fou, pour bonne part démesuré et titanesque de Philippe le Guillou dans ces "Livres des guerriers d'or", est à la fois empreint de, se situe dans, toute cette géographie arthurienne "classique" en même temps qu'il est tout autre et, dans une large mesure, plus profond car loin de se contenter d'une énième écriture romanesque de la légende, il en fait à la fois un immense poème en prose ainsi qu'une intense et très dense rêverie métaphysique.

Mais avant d'en arriver là, reprenons rapidement le cours tumultueux de ce roman hétérodoxe, polyphonique et polymorphe. Nous croisons tout d'abord, au cours d'un bref et énigmatique prologue, un vieil érudit d'origine belge, le professeur Herbert von Gerhaf, dont on comprend qu'il vient de vivre une sorte d'extase violente et définitive tandis que, dans la superbe cathédrale de Wells (somerset) qu'il découvrait, il semble avoir vu ou reconnu une figure archétypale surgit brutalement du passé - de ses rêves ? -. La voici, qui va accompagner le lecteur tout au long de ces "Livres" puisqu'il faut bien ainsi les nommer et qu'ils ne sont en rien ni à proprement parler les chapitres classiques d'un roman de même tonneau. C'est mots, très explicites, sont tirés du «Carnet secret du Professeur von Gerhaf» que l'on découvre à la fin de l'ouvrage : «XXII; C'est une figure que je ne connaissais pas. Une présence étrange qui se manifeste aux frontières du monde arthurien. Guerrier, roi, errant, prêtre, les fonctions varies selon les textes. Il migre sans cesse, disparaît sous terre, revient. Certaines enluminures le montrent cuirassé d'or. Il semble plus ancien que tous les autres, Tristant, Lancelot, Perceval. Il aimante désormais toute ma recherche.»

Cet homme que l'on rencontre dans le premier livre intitulé "Le livre des druides", c'est l'un des deux fils de la reine Mève, celle surnommée "la Grande Reine" et qui, pour d'obscures raisons, pourri sur pied agonisante, en attendant de pouvoir décider qui, de ses fils, Fern, le préféré, un robuste et brutal gaillard ou de Luin Gorn, plus gracieux, plus intelligent, sans doute un peu moins mâle hériterait du Royaume d'Irlande. C'est l'ultime Samain de la Haute-Reine, dont il est par ailleurs question dans l'un des plus merveilleux textes de la tradition celte irlandaise, La Razzia des vaches de Cooley (ainsi le Guillou situe-t-il d'emblée son texte dans les prémices de notre culture commune européenne). Sa décision aura une importance capitale pour l'avenir de sa nation. Nous sommes au moment du monde primordial, dans un monde rugueux et magique, un monde d'ombres et de lumières fortes, un monde alternativement violent et mystique lorsqu'il ne l'est pas tout ensemble. La décision ne se fait pas attendre : à Fern, le nouveau roi, la terre des ancêtres, les pierres, les forêts, les tourbières. Quant à Luin Gorn, c'est de la mer et du vent, des rivages et des îles éparpillées qui formeraient son domaine. La Reine le condamnait ainsi à un royaume d'errance, un royaume à conquérir lui confierait son précepteur druidique. C'est en quelque sorte cet immense et impalpable royaume qui va défiler, pages après pages, sous les yeux émerveillés tout autant qu'interloqués du lecteur. Car Luin Gorn, dont le nom va d'abord lui être interdit à prononcer, va nous embarquer du côté des terres et des rêves glacés des vaillants vikings (Le livre de glace). de là, il va découvrir l'île de Bretagne, rencontrer de bien étranges compagnons de route, croiser un fascinant cavalier à la cuirasse verte dont on devine qu'il est au commencement de cette chevalerie des romans courtois et, bien évidemment, de la geste arthurienne (le livre des Haute-Terres). On va penser le perdre un instant, puisqu'il laissera la place à l'un de ces anonymes constructeurs de cathédrales du bas moyen-âge, intellectuellement et spirituellement opposé en presque tout à l'évêque qui l'a engagé afin de parachever son chef-d'oeuvre (Le livre de la Cathédrale), au cours du passage le plus profond mais peut-être aussi le plus complexe de ce texte parfois énigmatique. On va enfin retrouver notre cavalier errant à la cour du Roi Arthur, dont on devine très vite qu'elle vit ses ultimes soubresauts, ses derniers feux puisqu'il assistera au «carnage, au combat final», à la confession de Girflet qui se refusa par trois fois aux injonctions de son Roi de rendre Excalibur à la Dame du Lac... Luin Gor va s'échapper en Armorique où il va croiser Dahut et son Ys orgueilleuse. On va le retrouver, perdu au plus profond de lui-même, en Brocéliande, auprès des Seigneurs de Comper et de Trécesson.

Pour être honnête, s'astreindre à un tel travail de résumé de cet ouvrage baroque, atypique, original n'a qu'une portée très limitée. Il y a tout d'abord l'indicible, l'inexplicable de cette langue employée par Philippe le Guillou. Un phrasé inhabituel, infiniment poétique - ce qui rendra la lecture un peu malaisée à qui ne se laisserait prendre par ce rythme incroyable, quelque fois retors -, se déliant comme une suite infinie de vagues, de flots subitement endiablés, connaissant plus loin une trompeuse accalmie ; un style fait de courants telluriques et de brusques mouvements de surface, de clapots incessants que suit une mer d'huile après tel moment de tempête. D'ailleurs, cette image marine n'est en rien innocente car bien qu'il s'agisse ici, pour une part essentielle, d'une longue errance temporelle et principalement terrestre, c'est à une navigation au long cours que nous sommes conviés, sans répit, sans facilité putassière, sans faiblesse importune. Et sur cet océan d'éternité - à notre pitoyable échelle humaine - il nous faut sans cesse ramer, voguer, larguer amarres et certitudes, confort et raison.
Mais que serait un style s'il n'était au service d'un projet ? Et celui de Philippe le Guillou est de vaste ampleur. En effet, non content de ceindre sous une même couronne les grands mythes de l'Europe celtique et nordique, l'arrivée de la religion nouvelle (le christianisme des premiers temps, l'érémitisme, les cathédrales, etc) et les prémices de notre grande littérature romanesque, l'auteur s'emploie à dresser une cartographie complète de ce monde enchanté, de ces imaginaires anciens mais jamais oubliés, tant ils portent d'archétypal, de fondateur et de novations en eux, que, peu ou prou, une large part de nos fantasmagories, de nos rêves, de notre socle culturel commun , de nos mémoires éclatées, parfois souffrantes mais jamais mortes, en sont les fils et les filles prodigues. Cette géographie des songes de l'homme occidental, il la traduit par un souffle épique, élégiaque, héroïque dans lequel nous pouvons tous nous retrouver, à défaut de toujours parvenir à nous y reconnaître - tant nous avons perdu les traces, les alphabets nécessaires à ces lectures qui vont au plus profond mais résistent à la parole souvent légère, vaine, futile de notre contemporanéité faite de trop d'immédiateté et de raison raisonneuse -, nous pouvons nous y laisser submerger sans y sombrer tout à fait puisque c'est une autre part de nous-même que ces Livres des guerriers d'or nous content. Surgit peu à peu une lecture dense, sans concession, qui pourra parfois sembler complexe - pour ne pas dire impossible - mais que cette langue d'une beauté lustrale, que cette respiration démesurée aux images roboratives, emplies d'une énergie vitale, immémoriale, frayant avec le divin, s'accouplant, s'abouchant dans le merveilleux avec cet humain, trop humain d'un Nietzsche résurgent, que toutes ces qualités qu'il serait vain de vouloir exprimer en quelques lignes embrasent, illuminent, attisent et rependent dans un tourbillon véritablement magique dont on sort - et nos rêves abrutis de culture marchandisé et de pensées obligatoires - à la fois exsangue et fortifié !

Laissons, pour conclure, le dernier mot à Philippe le Guillou qui, dans une postface particulièrement éclairante, donne un peu plus de sens encore à cette oeuvre hautement inclassable : «Elle [la transmission] est dans L Histoire, dans les paysages, dans les connexions et les passerelles du "monde d'image", dans la continuité des diseurs et des récitants, l'essence de la tradition et de la chaîne arthurienne. Elle invite à se mettre en marche, à briser les amarres de la facticité, et d'un rationalisme frileux. Dans la plus pure obédience surréaliste, elle veille, guet, attention portée au signes, profération de la seule formule qui vaille : «Qui vive ?» Elle est vigilance, irrédentisme foncier. Elle est exploration inlassable de cette part de la géographie et de l'âme humaine qui a pour nom "source des songes". Elle est silence, dormition, androgynie, éternité. Elle est dérive au fil de ce continent de brume et d'or qui va du cairn de Mève aux sanctuaires crépusculaires de Ludwig. Et si, dans la création ou dans la veille, nous voulons rester fidèle à Celui que les Bretons attendent, il nous revient en tout premier lieu d'être ses rêveurs et ses servants.»
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