Pour Martin aussi, le comportement du tueur était contraire à tout ce que son expérience lui avait appris. L'axiome de base de son métier était : Un tueur applique toujours la méthode qui lui a réussi. Toute modification autre que de circonstances le met en danger. Un étrangleur étrangle, un égorgeur égorge, un frappeur frappe... Imaginer un assassin capable de passer avec autant de maîtrise d'un mode opératoire complexe à un autre tout aussi complexe avait quelque chose de vertigineux. Même les tueurs en série se tenaient à leur façon de faire, accompagnant leurs meurtres de rituels de plus en plus perfectionnés - si on leur en laissait le temps.
Leur assassin était une aberration statistique autant qu'une aberration humaine. Une sorte de mutant.
Un dicton ressassé par sa tante remonta soudain à la surface. On aime les hommes pour ce qu'ils font, les femmes pour ce qu'elles sont.
La mire de Martin était pointée très exactement sur le plexus du mac. Martin ne voulait pas tuer Jankelevic, c'était entendu, mais son exécution ne l'empêcherait pas de dormir plus d'une ou deux nuits. Il ne faudrait qu'une pression infime de son index pour libérer le chien qui frapperait le marteau, qui à son tour percuterait la douille et enverrait le petit hémisphère de plomb droit dans le corps épais en une fraction de temps si réduite que le son de la déflagration n'atteindrait jamais le cerveau de Jankelevic.
Une goutte de sueur perla sur le front du truand et dégoulina entre ses sourcils, puis le long de son nez. Jankelevic n'avait pas une imagination très développée, mais il savait exactement pour en avoir déjà vu les effets ce que lui ferait la lourde balle subsonique du 11.43. Elle lui pulvériserait le sternum avant de déchiqueter le cœur, puis les vertèbres, accompagnée d'éclats de tissu, de peau, de chair et d'os. A la morgue, le légiste noterait que l'entrée avait la dimension de la balle, mais en retournant le corps, il verrait un trou de sortie d'au moins six centimètres de circonférence.
Martin arpentait son appartement, dans un vieux pantalon élimé aux genoux et troué aux fesses. Il n'était pas rasé, et la peau sous ses yeux était fripée. Il était dans une colère noire, même si ça ne se voyait pas. Cette colère était principalement dirigée contre lui-même. C'était une colère de dépressif, assez molle dans ses manifestations, mais avec un potentiel dévastateur à moyen terme.
C'était un des symptômes de son état général. Martin était profondément déprimé, et le fait que cette déprime ait la qualité répertoriée de "dépression névrotique" ou "anxieuse", ou 'post-traumatique", manifestation courante chez les personnes ayant perdu un proche, ayant échappé à un grave accident, etc, n'y changeait rien.
Il n'était pas assez attentionné, il le reconnaissait. Sa dépression s'estompait, mais il s'enfonçait dans la solitude égoïste de l'homme mûr. Peut-être que les hommes de plus de quarante ans, déprimés ou pas, ne sont plus faits pour vivre en couple ? Tomber amoureux, vivre de belles aventures, pourquoi pas ? Mais vivre un nouvelle relation dans l'intimité répétitive du quotidien...
- Tu es complètement folle ! dit-il d'une voix enrouée. Détache-moi tout de suite.
Elle se pencha vers lui.
- Tu as cinq secondes pour me dire le nom de la salope avec qui tu couches, dit-elle.
Elle lui lia rapidement les mains dans le dos avec du chatterton, lui attacha également les chevilles, et lui tapota les joues jusqu'à ce qu'il se réveille. Il ouvrit les yeux au bout de deux minutes, chercha autour de lui, le regard encore embrumé, avant de s'apercevoir qu'il était dans l'incapacité de se relever.