Un vrai, mais vraiment très très très joli livre. Avec une fantaisie , une tendresse drolatique tout à fait délicieuses, mais sans mièvrerie aucune , et qui n'excluent pas le sens du tragique. Cette fraîcheur, cette grâce enfantine, cette façon d'animer et de poétiser le monde, à mes yeux ne sont pas sans rappeler, surtout dans les premières pages, l'enchantement de "
Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur " de Nelle
Harper Lee.
On rencontre d'abord une petite narratrice de 10 ans et son ami Martin, et à travers eux tous les gens qui leur sont chers: en premier lieu Selma, la merveilleuse, héroïque et poétique grand-mère . Avec elle tous les voisins, les parents et amis; et aussi les animaux, familiers ou sauvages, et tout l'arrière -plan du village....Tous ces personnages, même les plus anodins, étant campés avec une drôlerie, une délicatesse exquises.
Quelque dix ans plus tard, après un deuil inguérissable, la petite Luisette a grandi: on la retrouve très jeune femme encore, mais sans qu'elle ait le moins du monde perdu le regard candide et frais qu'elle portait sur le monde . Comme si ( c'est mon hypothèse) elle était en quelque sorte restée bloquée sur le traumatisme de ses dix ans, et n'avait pas totalement grandi.
On est toujours comme dans un village de santons, avec des figures presque toutes marquées par le farfelu, le bizarre. Il y a des relents de magie tranquille: par exemple, il peut arriver qu'on sente sur son épaule un "appesart", sorte de gargouille qui symbolise les pensées mauvaises ou douloureuses; il y a de gentilles sorcières, qui ne parlent pas de magie mais de "superstitions" , ou qui rêvent d'un okapi étrangement prémonitoire, car annonciateur d'une mort prochaine. Il y en a une un peu moins gentille car toujours triste et de mauvaise humeur, mais du haut de ses dix ans un petit Martin, haltérophile et poète, a pressenti qu'elle avait été placée là, en dernière maison du village, pour en protéger les arrières...
Avec cela une façon charmante, et pour ainsi dire enfantine, d'attribuer des pensées non seulement aux animaux, aux objets, mais parfois aux pensées elles-mêmes (Ex: "Pendant un bref instant l'opticien se sentit très seul, comme s'il vivait sur une minuscule planète très éloignée , avec pour unique compagnie une phrase reconnaissante qui ne se sentait comprise que par lui".
Ou encore: " Marlies avait échappé à la mort, mais pas à elle-même ; l'opticien avait omis le fait que certains changements n'aiment pas qu'on les bouscule, même sous la menace d'un fusil").
Certes le temps n'est pas figé, il passe et de temps en temps quelqu'un trépasse; les personnages vieillissent, ou évoluent; pourtant la "vie réelle", l'agitation du monde sont ailleurs, bien loin, on ne les perçoit qu'à travers la correspondance, le téléphone, ou les beaux albums photographiques qui donnent à connaître toutes les merveilles de notre planète.... Comme le personnage de Marlies la triste, mais sans son aigreur méchante, on dirait que le village tout entier vit retranché du bruit et de la fureur du monde. Pourtant, au sein de cette petite communauté humaine très solidaire la vie fourmille: répétitions des gestes ou des attitudes, menus incidents, amours, chagrins, deuils, mais la plupart du temps contenus, ou mentionnés avec compassion, avec tendresse, et même avec humour...
Beaucoup d'humour, en effet, à commencer par ce comique de répétition parfaitement maîtrisé : le petit détail , ou le rituel, qui caractérisent chaque personnage. Ainsi, pour Luisette, ces objets qui se décrochent du mur chaque fois qu'elle s'aveugle sur elle-même ou profère une contre-vérité : discrètement au début, puis de manière frénétique dans la cuisine de Marlies la déprimée, produisant un spectaculaire cataclysme d'objets brisés.
Et beaucoup, beaucoup de scènes d'une irrésistible cocasserie :
Par exemple, entre beaucoup d'autres, celle où le bon vieil ami opticien, dans la librairie où travaille Luisette, se répand en compliments on ne peut davantage bienveillants ( "Je me sens extrêmement bien conseillé par votre employée ici présente...... Elle sait ce que je cherche avant que je le sache moi-même...... votre employée lit en moi comme dans un livre ouvert....").
Ou bien , quelques pages plus loin, la saynète du répondeur téléphonique qui n'en fait (pour ainsi dire) qu'à sa tête : annonce "47 messages" quand il y n'en que quatre ou cinq; raccroche frénétiquement au nez des interlocuteurs (" Fin des messages, dit vite le répondeur, fin des messages, fin des messages ; puis exceptionnellement, pour être bien sûr: Fin des messages")... Quand il n'alloue pas aux correspondants des temps d'appel qui les laissent sans voix.
J'ai certainement été beaucoup trop longue, et je doute qu'aucun lecteur de Babelio ait le courage de lire ces lignes jusqu'au bout. Mais il me fallait cela pour consigner tout le bien que je pense de ce livre charmant qui, à sa façon légère, enjouée, brasse tant de thèmes profonds: la beauté inépuisable de la nature, les chagrins inguérissables, l'inéluctable et ravageur passage du temps. le dilemme entre rester sur place, dans son petit village ou dans sa chambre, ou bien au contraire s'élancer dans le vaste monde .