Frans 68

Le monde, la société, les gens, Louis lui-même avaient changé et certes pas dans le sens qu’il espérait à 20 ans. Les Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! étaient restés lettre morte. Tous les slogans n’avaient jamais été que des mots sans poids lancés à tue-tête et aussitôt emportés par le vent des contingences.

Il se souviendrait du goût métallique du sang, qui serait sa madeleine de Proust. Longtemps il repenserait à cet instant, puis il l'oublierait, la vie se chargeant de diluer les madeleines dans le thé insipide des contingences et des renoncements.

Frans, c’est pas mon vrai prénom, le vrai c’est France… Je m’appelle France Kasischke, un nom mosellan. Mon père est originaire de Metz si tu veux tout savoir. Ma moitié française, c’est lui. Il a plus ou moins imposé le prénom de France à ma mère, seulement elle avait des difficultés à le prononcer, alors elle l’a américanisé en Frans et ça m’est resté…

Aujourd’hui, vois-tu, on se refile son numéro de portable, en s’envoie des textos, on a un compte Facebook, Snapchat, Messenger, TikTok ou que sais-je encore. À l’époque, nous ne possédions rien de tout cela. On s’écrivait, on se bigophonait de chez soi ou d’une cabine, et encore le réseau téléphonique n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui.

C’est facile pour vous les chiens, vous y allez franco, vous vous reniflez l’arrière-train et l’affaire est conclue… Mais moi j’étais tétanisé. Se souvenait-elle de moi ? Notre rencontre n’avait duré qu’une poignée de minutes. M’avait-elle effacé de sa vie aussi vite que j’y étais entré ? J’ai hésité, Macron, ouais tu peux en être certain. Plus le courage, plus rien, une loque.

À côté de Frans, les autres filles paraissaient fades, tandis que ses études occupaient Louis sans combler son cœur. Les journées traînaient en longueur, rythmées par les cours à la fac, les transports en commun, les soirées et les week-ends chez ses parents.

Le besoin de se sentir évoluer au sein d’un milieu où circulaient sans arrêt les idées, les opinions et où la révolte grondait déjà en sourdine, était devenu un impératif absolu pour nombre de jeunes gens. Louis espérait ainsi apparaître aux yeux de Frans, si jamais il la revoyait, autrement que sous l’apparence d’un abruti qui ne se rappelle plus de son prénom. Il se doterait alors d’une enveloppe, d’une écorce plus rêche et plus masculine que sa peau tendre d’adolescent distrait.
 

Les femmes, en revanche, menaient un combat perdu d’avance contre le temps et surtout la connerie organisée en potentat des hommes et de la société. Encore au xxie siècle il valait mieux être un vieux schnoque qu’une vieille dondon.

Devenir militant d’une cause ressemblait le mieux à ce qu’il considérait être le meilleur moyen d’exister aux yeux de Frans. Comment est-il parvenu à cette conclusion ? Difficile de sonder les méandres de son cerveau. Carburait-il à l’essence révolutionnaire qui commençait à contaminer de ses effluves jacobines la classe estudiantine des années 60 ? Pour exister à l’orée de Mai 68, Louis se devait d’être dans une mouvance contestataire, même pour de mauvaises raisons.

Fin de carrière prestigieuse pour un enseignant, mais qui l’avait laissé insatisfait dans la mesure où elle le récompensait de son asservissement à un système éducatif qu’il avait un temps combattu et qui l’avait vaincu grâce à son pouvoir d’inertie et, il se l’avouait aujourd’hui, grâce aussi à sa capitulation pleine et entière au profit de son petit confort personnel.