Citations sur Passage du cyclone (12)
On était trop grands pour être surveillés en permanence par nos parents, et trop jeunes pour surmonter notre réserve. Et puis, en tant qu’enfants d’expatriés, on allait sûrement se recroiser. Tant pis.
Je pensai au délai de la punition, qui tombait des mois, des années après, violente et définitive, et me sentis envahie d’une angoisse sourde, fataliste, puisqu’il était impossible de revenir en arrière. Je me tournai vers le tiki et, après m’être assurée que personne ne pouvait me voir, lui murmurai : « Pardon. » Je retournai vers les autres en me retenant pour ne pas courir.
J’avais peur d’avoir causé des ennuis à Tumata, j’aurais dû réfléchir avant, ce n’était pas pour rien qu’elle ne nous invitait jamais chez elle. En revanche, j’étais outrée par cet excès de sévérité. Étaient-ils si bigots, les Mataroa, qu’ils enfermaient leur nièce pour la protéger du Diable ou je ne sais quoi ?
Je savais que Tumata n’avait pas beaucoup d’argent, puisqu’elle avait eu une bourse pour payer ses fournitures scolaires et la cantine. Mais elle était toujours impeccable, ses tee-shirts et ses jupes étaient bien repassés, et elle nouait parfois ses cheveux en un chignon compliqué. Sa mère biologique, la fêtarde, n’aurait pas remarqué ces choses-là. Ni le fait que Tumata était toujours plongée dans une rêverie triste et inquiète, quand elle croyait que personne ne la regardait.
« Il tue sa femme avec un coupe-coupe devant ses enfants ». L’homme, Teiki R., avait trop bu, il était rentré tard, s’était disputé avec sa famille, avait sorti le coupe-coupe avec lequel on taille les buissons, et pris sa femme pour un buisson. Il était surveillant au lycée professionnel. Je songeai aux surveillants de mon collège. Ils étaient moustachus, gentils, et nous grondaient moins souvent que les pionnes. L’un d’eux s’appelait Teiki lui aussi. Il avait deux bras tatoués très costauds, dans lesquels il tenait parfois son chiot, un mignon bâtard nommé Cascadeur, vers lequel on se ruait pour le caresser.
Elle était tellement timide qu’elle n’avait presque pas parlé aux parents, elle regardait par terre, elle ne voulait toucher à rien ni boire de Pepsi, elle préférait jouer avec Hina. J’ai cru qu’elle était fâchée. Le lendemain au collège, elle avait fait comme si de rien n’était, mais comme si elle n’était jamais venue chez moi non plus. Elle ne m’a jamais invitée chez elle.
Il faut dire que je n’allais pas souvent chez Nathalie ou Marilyne non plus : on habitait dans des districts trop éloignés les uns des autres. Pour aller de ma maison de Punaauia jusqu’à celle de Nathalie, qui vivait à Pirae, il fallait prendre la voiture et traverser Papeete, et les parents râlaient à cause des embouteillages sur l’unique départementale. Ils trouvaient que je n’étais pas assez dégourdie pour prendre le truck toute seule, et ils avaient raison, même si ça me vexait.
On n’imaginait rien de pire que se retrouver à l’hôpital psychiatrique de Vaiami, ces bâtisses coloniales basses aux fenêtres grillagées derrière lesquelles j’imaginais des fous aux visages tordus. Enfin, Marilyne sortit son Walkman, ficha un écouteur dans son oreille, tendit l’autre à Tumata et enclencha sa cassette de Madonna. Au bout de quelques secondes, elles hochaient la tête en rythme en chantonnant « Holiday ».
Avec le surf, la musique, les vêtements, Tahiti ressemblait parfois à la Californie, ou à Hawaï. Jamais à la métropole, même pas à la Côte d’Azur. J’avais constitué une petite collection de variété tahitienne dont je n’aurais jamais parlé au collège : on préférait écouter et commenter les chanteurs et les groupes anglo-saxons qui passaient sur Radio 1. Pourtant, je retenais mieux les paroles en tahitien qu’en anglais.
Moi, j’étais la popa’a. La blanche, la métropolitaine, ou la Farani – la Française. Je n’aimais pas qu’on m’appelle ainsi. Avec ma peau pâle, je ne pourrais jamais ressembler à une Demie, même pas à un quart. Alors je compensais par le vocabulaire.
Les moustiques, c’est un sifflement suraigu bien agaçant, des cloques qui grattent, et de sales maladies une fois sur cent. Il paraît qu’il y a une forme grave qui s’appelle la dengue hémorragique. J’imaginais des malades couverts de sang, comme dans le film Carrie que je n’avais pas tellement le droit de voir, mais c’était Brigitte qui me gardait et c’était soit ça, soit Sacrée Soirée en cassette vidéo.