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Citations sur Tristes Tropiques (205)

Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui.
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Depuis l'enfance, la mer m'inspire des sentiments mélangés. Le littoral et cette frange périodiquement cédée par le reflux qui le prolonge, disputant à l'homme son empire, m'attirent par le défis qu'ils lancent à nos entreprises, l'univers imprévu qu'ils recèlent, la promesse qu'ils font d'observations et de trouvailles flatteuses pour l'imagination. Comme Benvenuto Cellini, envers qui j'éprouve plus d'inclination que j'en ai pour les maîtres du quattrocento, j'aime errer sur la grève délaissée par la marée et suivre aux contours d'une côte abrupte l'itinéraire qu'elle impose, en ramassant des cailloux percés, des coquillages dont l'usure a réformé la géométrie, ou des racines de roseau figurant des chimères, et me faire un musée de tous ces débris : pour un bref instant, il ne le cède en rien à ceux où l'on a assemblé des chefs-d’œuvre; ces derniers proviennent d'ailleurs d'un travail qui - pour avoir son siège dans l'esprit et non au-dehors - n'est peut-être pas fondamentalement différent de celui à quoi la nature se complaît.
Mais n'étant ni marin, ni pêcheur, je me sens lésé par cette eau qui dérobe la moitié de mon univers et même davantage, puisque sa grande présence retentit en deçà de la côte, modifiant souvent le paysage dans le sens de l'austérité. La diversité habituelle à la terre, il me semble seulement que la mer la détruit; offrant à l’œil de vastes espaces et des coloris supplémentaires; mais au prix d'une monotonie qui accable, et d'une platitude où nulle vallée cachée ne tient en réserve les surprises dont mon imagination se nourrit.
Au surplus, les charmes que je reconnais à la mer nous sont aujourd'hui refusés. Comme un animal vieillissant dont la carapace s’épaissit, formant autour de son corps une croûte imperméable qui ne permet plus à l'épiderme de respirer et accélère ainsi le progrès de sa sénescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s’obstruer de villas, d'hôtels et de casinos. Au lieu que le littoral ébauche, comme autrefois, une image anticipée des solitudes océaniques, il devient une sorte de front où les hommes mobilisent périodiquement toutes leurs forces, pour donner l'assaut à une liberté dont ils démentent l'attrait par les conditions dans lesquelles ils acceptent de se la ravir. Les plages, où la mer nous livrait les fruits d'une agitation millénaire, étonnante galerie où la nature se classait toujours à l'avant-garde, sous le piétinement des foules ne servent plus guère qu'à la disposition et à l'exposition des rebuts.
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Je hais les voyages et les explorateurs.
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Européens de naissance, formés eux-mêmes en Europe ou par des maîtres européens, ils représentent tout autre chose : une synthèse reflétant sur le plan de la connaissance, celle dont Colomb avait quatre siècles plus tôt fourni l'occasion objective; cette fois, entre une méthode scientifique vigoureuse et le terrain expérimental unique offert par le Nouveau Monde, à un moment où, jouissant déjà des meilleures bibliothèques, on pouvait quitter son université et se rendre en milieu indigène aussi facilement que nous allons au pays basque ou sur la Côte d'Azur. Ce n'est pas à une tradition intellectuelle que je rends hommage, mais à une situation historique. Qu'on songe seulement au privilège d'accéder à des populations vierges de toute investigation sérieuse et suffisamment bien préservées, grâce au temps si court depuis que fut entreprise leur destruction.
Une anecdote le fera bien comprendre : celle d'un Indien échappé seul, miraculeusement, à l'extermination des tribus californiennes encore sauvages et qui, pendant des années, vécut ignoré de tous au voisinage des grandes villes, taillant les pointes en pierre de ses flèches qui lui permettaient de chasser. Peu à peu, pourtant, le gibier disparut; on découvrit un jour cet Indien nu et mourant de faim à l'entrée d'un faubourg. Il finit paisiblement son existence comme concierge de l'Université de Californie.
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Tel je me reconnais, voyageur, archéologue de l'espace, cherchant vainement à reconstituer l'exotisme à l'aide de parcelles et de débris.
Alors, insidieusement, l'illusion commence à tisser ses pièges. Je voudrais avoir vécu au temps des VRAIS voyages, quand s'offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit, n'avoir pas franchi cette enceinte moi-même, mais comme Bernier, Tavernier, Manucci... Une fois entamé, le jeu de conjectures n'a plus de fin. Quand fallait-il voir l'Inde, à quelle époque l'étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la satisfaction la pure pure, les faire connaître sous la forme la moins altérée ? Eût-il mieux valu arriver à Rio au XVIII e siècle avec Bougainville, ou au XVI e siècle avec Léry et Thevet ? Chaque lustre en arrière me permet de sauver une coutume, de gagner une fête, de partager une croyance supplémentaire. Mais je connais trop les textes pour ne pas savoir qu'en m'enlevant un siècle, je renonce du même coup à des informations et à des curiosités propres à enrichir ma réflexion. Et voici, devant moi, le cercle infranchissable : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait - pire encore inspirait raillerie et dégoût; tantôt voyageur moderne, courant après les vestiges d'une réalité disparue. Sur ces deux tableaux je perds, et plus qu'il ne semble : car moi qui gémis devant des ombres, ne suis-je pas imperméable au vrai spectacle qui prend forme en cet instant, mais pour l'observation duquel mon degré d'humanité manque encore du sens requis ? Dans quelques centaines d'années, en ce même lieu, un autre voyageur, aussi désespéré que moi, pleurera la disparition de ce que j'aurais pu voir et qui m'a échappé. Victime d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas regarder assez.
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Le hasard des voyages offre souvent de telles ambiguïtés. D'avoir passé à Porto Rico mes premières semaines sur le sol des États-Unis me fera, dorénavant, retrouver l'Amérique en Espagne. Comme aussi, pas mal d'années plus tard, d'avoir visité ma première université anglaise sur le campus aux édifices néo-gothiques de Dacca, dans le Bengale oriental, m'incite maintenant à considérer Oxford comme une Inde qui aurait réussi à contrôler la boue, la moisissure et les débordements de la végétation.
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La justice était et reste toujours associée dans ma pensée au doute, au scrupule, au respect. Qu'on puisse, avec cette désinvolture, disposer en un temps si bref d'un être humain me frappa de stupeur. Je ne pouvais admettre que je venais d'assister à un évènement réel. Aujourd'hui encore, nul rêve, si fantastique ou grotesque qu'il puisse être, ne parvient à me pénétrer d'un tel sentiment d'incrédulité.
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Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l'illusion de ce qui n'existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l'accablante évidence que 20000 ans d'histoire sont joués. Il n'y a plus rien à faire: la civilisation n'est plus cette fleur fragile qu'on préservait, qu'on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d'un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L'humanité s'installe dans la monoculture; elle s'apprête à produire le civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.
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Comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile ou s'élaborent des architectures d'une complexité inconnue, l'ordre et l'harmonie de l'Occident exigent l'élimination d'une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd'hui infectée. Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.
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Dans la vallée de l’Indus, j’ai erré dans ces austères vestiges que les siècles, les sables, les inondations, le salpêtre et les invasions aryennes ont laissés subsister de la plus ancienne culture de l’Orient : Mohenjo-Daro, Harappa, loupes durcies de briques et de tessons. Quel déconcertant spectacle que ces antiques corons ! Des rues tracées au cordeau et se recoupant à angle droit ; des quartiers ouvriers aux logements identiques ; des ateliers industriels pour la mouture des farines, la fonte et le ciselage des métaux, et la fabrication de ces gobelets d’argile dont les débris jonchent le sol ; des greniers municipaux occupant (dirait-on volontiers, en transposant dans le temps et l’espace) plusieurs « blocs » ; des bains publics, des canalisations et des égouts ; des quartiers résidentiels d’un confort solide et sans grâce. Pas de monuments, pas de grandes sculptures, mais, gisant à dix ou vingt mètres de profondeur, des bibelots légers et des bijoux précieux, indices d’un art sans mystère et sans loi profonde, visant à satisfaire le besoin d’ostentation et la sensualité des riches. Cet ensemble rappelle au visiteur les prestiges et les tares d’une grande cité moderne ; il préfigure ces formes plus poussées de la civilisation occidentale dont à l’Europe même, les États Unis d’Amérique offrent aujourd’hui le modèle.

Au terme de quatre ou cinq mille ans d’histoire, on se plaît à imaginer qu’un cycle s’est bouclé ; que la civilisation urbaine, industrielle, bourgeoise, inaugurée par les villes de l’Indus, n’était pas si différente dans son inspiration profonde de celle destinée, après une longue involution dans la chrysalide européenne, à atteindre la plénitude de l’autre côté de l’Atlantique. Quand il était encore jeune, le plus Ancien Monde esquissait déjà le visage du Nouveau. (p. 146)
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