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Critique de berni_29


À Lisbonne, une nuit, dans un bar, un homme parle à une femme qui lui était jusqu'alors inconnue... Nous allons suivre ce narrateur omniscient dans les méandres d'un long soliloque nocturne et éthylique.
Le titre en dit déjà long... Sans avoir versé dans les saintes écritures des Évangiles, j'avais déjà une vague idée de ce versant retors de l'humanité, voilà qu'une métaphore anatomique vient préciser l'endroit où veut nous entraîner l'auteur et nous donne ainsi le ton.
Entrer dans le cul de Judas, - pardonnez-moi l'expression imagée, c'est comme entrer dans un tableau de Jérôme Bosch avec les odeurs et les effluves qui viennent jusqu'à vous et vous emportent jusqu'au bout de la nuit.
Cet homme a besoin de parler, c'est comme une catharsis. Évoquer son séjour comme médecin en Angola. Parler de ses souvenirs, c'est comme évoquer un cauchemar horrible et destructeur dont on ne revient jamais indemne. Alors il invite cette femme, son interlocutrice d'un soir, dans un voyage à la fois cru et onirique, dans cette tendresse désespérée de la nuit où nous nous apprêtons à écouter son monologue comme des passagers clandestins.
Il n'est pas besoin d'aller chercher très loin la source qui a inspiré ce livre : António Lobo Antunes a écrit le cul de Judas au cours des années qui ont suivi son retour, en 1973, de la guerre coloniale en Angola. Il y a passé vingt-sept mois, tout comme le narrateur, « vingt-sept mois d'esclavage sanglant », il en est revenu vieilli, cynique, désabusé, peut-être mort aussi, en tous cas naufragé à jamais, revenu d'une Afrique mise à feu et à sang, jeté ce soir sur le rivage de ce bar où l'alcool l'aide à délier cette parole vitale comme on tient debout, survivant parmi les cadavres en putréfaction au milieu d'un charnier.
Est-ce ainsi que les hommes rêvent d'amour, apprivoisent le désir, rencontrent le sexe et les guerres puis en reviennent avec comme seul bagage la folie avant d'être anéantis par la mort ?
Le narrateur évoque l'horreur d'un monde, mais le monde n'est pas laid, ce sont les hommes qui s'en arrangent... À quoi tient la fabrique irrationnelle des dictatures, tandis que certains s'y soumettent de bonne grâce ?
Le cul de Judas, c'est la métamorphose d'un homme dans ce monde à la dérive. Un homme qui fut enfant, qui rêva devant les animaux d'un jardin zoologique de Benfica, peut-être fuyait-il déjà les injonctions de ses tantes lui intimant de devenir un homme, un vrai, grandir, partir là-bas jeté dans la poudrière de l'Angola, découvrir les lépreux, les ventres gonflés de faim des enfants immobiles, entrevoir le silence humide des cases, rêver aux corps d'autres femmes, se saigner les doigts sur des barbelés sanglants, enjamber les membres déchiquetés par les mines, être oublié avec les siens, trahi, se sentir passif, résigné, fautif peut-être...
Tout d'abord c'est une écriture au service d'une sidération, une écriture qui m'a envoûté.
C'est une écriture imbibée d'alcools, jonchée de plaies et de furoncles nauséabonds, qui traverse les nuits putrides et tente de comprendre la cruelle inutilité de la souffrance.
Cette écriture, c'est la langue d'António Lobo Antunes, âpre, baroque, sensuelle. Dans chaque mot j'ai senti le sang battre à mes tempes. J'ai vu des processions de fantômes se lever devant moi, des spectres couverts de gangrènes qui revenaient de ce trou perdu, là-bas, oubliés. J'ai entendu les plaintes des soldats agonisants qui reviennent comme des fantômes. J'ai deviné des ténèbres inhabitées, l'insomnie des morts, la peur et le dégoût, le rire répugnant des défunts qui continuera de poursuivre le narrateur du soir au matin jusque dans ses rêves. J'ai entrevu le désir dans des chambres sordides, des lits comme des naufrages, l'abandon des corps comme un remède fugitif à la douleur inexorable qui ne se refermera jamais...
Cette écriture m'a fait penser à celle de Faulkner, de Giono, de Louis-Ferdinand Céline...
Le cul de Judas, c'est une plongée en apnée.
C'est une écriture qui dit la misère et méchanceté obstinée de la guerre, la révolte qui dénonce les exactions d'un régime colonial, c'est une écriture tordue de douleurs, de résignation mais aussi d'indignation, c'est une écriture qui dit aussi l'impossibilité d'aimer.
J'ai vu cet homme d'un soir accroché au bastingage du comptoir, comme un naufragé bousculé par les tangages de sa mémoire, si incertain d'être encore en vie.
Et puis j'ai vu brusquement cette femme africaine, Sofia, qui se tenait debout devant lui, debout parmi les morts et les survivants, comme un soleil d'Afrique, ultime rêve d'un soir, d'une passion brûlée, anéantie, ensevelie dans les décombres du temps.
Cette écriture, comme un long poème en prose, est autant traversée de rage que de lumières.
Entrer dans le cul de Judas, c'est accepter de se perdre dans l'étrange labyrinthe du passé d'un homme qui n'en est jamais revenu.
J'y ai vu un magnifique plaidoyer contre les guerres, les régimes coloniaux, contre la bêtise humaine qui fabrique les dictatures, mais c'est aussi un hymne à l'amour dans cette Afrique miraculeuse, ardente et sacrifiée.
Le cul de Judas, c'est un cri.
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