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Critique de Erik35


Erik35
08 décembre 2017
QUAND LONDON TRINQUE, DIEU RICANE.

1911... London est revenu exsangue de son périple à travers le Pacifique. Il y a contracté maladie, fatigue, ennuis d'argent divers et il faut bien faire tourner son ranch ainsi que tous ceux, proches ou moins proches, qui vivent plus ou moins à ses crochets. La santé de l'écrivain ne cesse de décliner, il se soigne autant en ingérant des doses plus ou moins importantes, selon les moments, d'alcool ainsi que diverses médications pas toujours recommandées par son médecin mais bien plus dangereuses encore que les cocktails qu'il ingère. Les moments de déprime se succèdent sans relâche, aggravés par de violentes migraines et nombreuses nuits d'insomnie. Il n'a que trente-cinq ans et, déjà, il se sent vieux...
C'est dans ce contexte peu glorieux que Jack London va rassembler les douze nouvelles de ce volume, écrites entre 1906 et 1909 (à l'exception de «Semper idem qui date de 1900), intitulé en anglais "When God laughs" et publié chez Macmillan. C'est la première fois que ce recueil est enfin publié tel que construit par l'auteur, sur la base des traductions de Louis Postif, bien que certaines aient été très retravaillées voire totalement reprise - «Rien que de la viande» - par le traducteur et préfacier du présent ouvrage Frédéric Klein.
Si ces nouvelles ne sont donc pas de rédaction récente, lorsqu'elles sont imprimés en volume, c'est peu de dire que l'ambiance sombre de cette période difficile rejaillit sur le choix des textes ici proposés, montrant les aspects plein de noirceur du californien, ainsi qu'un humour mordant et même teinté d'une certaine forme de sarcasme désabusé, de pessimisme bien peu en rapport avec le socialiste optimiste et volontaire qu'une certaine imagerie a pu donner de ce homme réputé, en outre, infatigable. Les personnages que nous croisons ici sont tous plus veules, lâches, alcooliques, sans morale et sans vergogne les uns que les autres.

«Dieu ricane dans la nouvelle qui donne son titre au livre, quand il se joue d'un couple qui évite tout contact physique pour que leur désir mutuel n'arrive jamais à satiété. Mais on ne se pique pas impunément d'immortaliser qui que ce soit : l'homme mourra sans avoir jamais embrassé son épouse. Dieu s'amuse de Man et Jim, deux cambrioleurs qui s'entre-tuent pour prendre la part de l'autre», dans cette nouvelle d'un cynisme consommé que London appela donc "Rien que de la viande" où l'on se demande si ce n'est pas l'être humain qui n'est finalement rien que cela...! Dieu ne se moque-t-il pas non plus «de Loretta, jeune fille naïve prête à croire que le mariage se contracte par un baiser ("une fille perdue", dont London tirera par la suite une pièce de théâtre) »? Ne se fiche-t-il «d'Ah-Cho, employé dans une plantation à Tahiti, condamné pour un crime qu'il n'a pas commis, guillotiné à la place d'un autre à cause de la paresse et de la stupidité raciste des colons français qui l'appellent "le Chinetoque". Dans cette nouvelle, le diable blanc, à travers ces colons français d'outre-mer et ces gendarmes imbéciles en prennent pour leur grade, ce qui explique sans doute que ce texte fut relativement maltraité chez nous lors de sa première traduction dans les années trente, en plein dans les années de la fameuse "exposition coloniale". London, qui professait pourtant un certain racialisme "bon teint" avait pu voir ce qu'il en était de l'impérialisme européen à l'égard des polynésiens (pour lesquels il vouait une sincère admiration) dans le Pacifique, lui qui s'était retrouvé quelques temps à naviguer sur un véritable navire négrier du côté des îles Salomon ! Dieu ne se fiche-t-il pas encore de ce garçon, exploité jusqu'à la dernière once de courage et de vitalité par un directeur d'usine sans le moindre moral, même si la garçon - on pense inévitablement à l'auteur en personne - prendra conscience de cette exploitation de la misère, décidant alors de ne jamais plus travailler et débutant ainsi une existence de trimardeur, telle que la contera London dans "La Route : Les Vagabonds du rail" ?
«Sur mer, les héritiers de Wolf Larsen (voir le roman"Le Loup des mers") continuent de sévir : dans "Faire route à l'ouest", un capitaine, le gros Dan Cullen, laisse mourir un de ses hommes tombé à la mer et assassine le témoin du crime, pour ne pas dévier de sa route vers l'Ouest? Cullen est d'ailleurs le seul personnage de ce recueil à défier les dieux en restant impuni. Un marin du "Francis-Spaight" espère quant à lui que des matelots iront brûler en enfer» après une épopée macabre digne du fameux "Radeau de la Méduse" avec un malheureux mousse de quinze ans comme victime propitiatoire et, accessoirement, pour calmer la faim des autres naufragés, secourus dans la foulée de leur meurtre atroce avant qu'ils aient entamé leur atroce menu.
Il y a encore cette nouvelle terrible d'inexorabilité aux allures de calvaire moderne - Mais Dieu prend-il seulement la peine d'y assister ? -, sur fond de boxe et qui met en scène un pugiliste sur le retour prêt à en découdre avec une jeunesse pleine de fougue et d'énergie, à défaut de technique, pour vingt malheureux dollars. C'est qu'il faut bien régler les impayés et nourrir la famille. Ah ! si seulement il avait pu l'avaler cette tranche de steak, avant d'entamer ce combat, sans nul doute sa conclusion, tristement sordide, en eut été totalement différente...
Pas plus de Dieu dans cette sorte de Metropolis des temps futurs où l'oppression d'hier semble devoir aussi être l'oppression de demain dans ce texte d'anticipation "Un curieux fragment".

Ainsi donc en est-il de ces moments de cruauté insensée, sans but véritable sinon que la survie, souvent, la bêtise irrémissible ou le mal à l'état originel, par lesquels London semble nous adresser une leçon de vie sans morale possible, sans rédemption, sans amélioration envisageable de l'humain et de sa condition d'être tant imparfait. Sans doute tout cela est-il la faute de ce Dieu qui se fiche tant de la créature qu'il est supposé avoir créé "à son image", qui se rit de sa créature comme d'un jouet dont on s'est lassé ?

En bon socialiste matérialiste Jack London, on le sait, exprimait un athéisme forcené, pas forcément très bien vue dans l'Amérique encore plus puritaine que celle d'aujourd'hui - tandis que les rivages imprécis entre inconscience et mysticisme le fascinait. Pour preuve, son roman "Le Vagabond des étoiles", d'une puissance spirituelle si étrange et originale au sein de son oeuvre - et on l'imagine mal dans des dévotions à une entité supérieure. Pour autant, la condition humaine l'intriguait, le fascinait dans tous ses aspects, y compris les plus ignominieux, mesquins, turpide et l'aspect cyclotomique de sa personnalité l'engageait à aller y voir de plus près. Quand Dieu ricane en est l'une des plus ironiquement ténébreuses des manifestations. Pour le plus grand régal de ses lecteurs !


[Les passages signalés par des «...» sont extraits de la biographie de Jennifer Lesieur, "Jack London"]
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