Citations sur Soldats bleus : Journal intime (1914-1918) (19)
A Soissons. Septembre 1915.
Du reste leur empereur, - lui, toujours lui dont on est sûr de trouver les tentacules gonflés de sang au fond de toute plaie qui s'ouvre en un pays quelconque de la terre, lui, le grand organisateur des tueries mondiales, seigneur de la fourberie, prince des abattoirs et charniers, - lui, donc avait dit à ses troupes : " Allez et faites comme les Huns ! que la Chine, dans un siècle, soit encore sous la terreur de votre passage ! "
Et tous lui avaient copieusement obéi.
Mercredi 25 août 1915.
Et je me hâte vers Reims. La campagne est verte et fleurie délicieusement. Çà et là, des sentinelles m'indiquent de quitter la grand'route et de prendre les traverses, quand cette grand'route passe sous les yeux des Allemands. Il y a partout ces petits cimetières de soldats, croix de bois, pareilles, alignées, avec des profusions de fleurs autour ; nous leur faisons en passant le salut militaire. " Ah ! regardez, dit Osman, un petit cimetière d'Arabes ! Ils ont leurs petits croissants en guise de croix !"
Lundi 25 juin 1915.
Lundi de la Pentecôte. Il fait un temps radieux, on ne reconnaît plus Paris. En m'éveillant le matin, Osman m'annonce joyeusement : "ça y est, l'Italie a déclaré la guerre !"
Cela va peut-être apporter une diversion, dans notre interminable cauchemar.
Dans la rue, les jeunes filles vendent la petite fleur française.
Dimanche 16 mai 1915.
Les bois sont pleins du chant des coucous, ils ont cette senteur de Limoise, qui vient de la nature du sol, de la nature des mousses et que je reconnaîtrais toujours. Non rien n'a changé depuis plus d'un demi-siècle, les chênes ont les mêmes silhouettes, les mêmes poses ; les orchidées fleurissent aux mêmes places parmi l'herbe verte, les mêmes papillons que je chassais dans mon enfance habitent les mêmes bruyères. Et depuis combien d'années, combien de siècles avant que j'aie commencé d'exister, toute cette nature était-elle pareille ?...Mon Dieu, pourquoi ne suis-je pas resté là, dans la paix de ces plantes d'ombre, sous la verdure de ces chênes, au lieu d'aller m'éparpiller par toute la Terre ?...Depuis longtemps ils sont morts, ceux et celles qui avaient vécu autour de moi dans ces bois ; ce silence et cette solitude me font presque peur...
Bois de la Limoise, où j'ai fait mes premiers rêves de forêts tropicales, de voyages et d'aventures, et où je reviens aux derniers jours de ma vie, me sentant et me croyant aussi jeune qu'autrefois - parce que je n'ai pas de miroir qui me montre ma figure flétrie !
Vendredi 28 novembre 1914.
Nous sommes à 4 h à Romilly, où je remplis ma mission auprès du généralissime Joffre. Il est plein d'entrain et de confiance dans la victoire.
Vendredi 2 octobre 1914.
Au pied de la colline en face, où les Allemands sont si fortement retranchés, on aperçoit, avec les jumelles, un petit grouillement rougeâtre qui semble monter : les pantalons rouges des nôtres, qui essaient de grimper à l'assaut...Et puis la nuit vient tout à fait, et nous ne voyons plus rien.
Lundi 27 juillet 1914.
Toujours des temps sombres et glacés, on est habillé comme en décembre.
Depuis hier, de terribles bruits de guerre avec l'Allemagne, et toute la vie est suspendue...
Samedi 1er août 1914.
La guerre !...Depuis deux semaines, on vivait dans l'angoisse de son attente, avec l'espoir quand même. Et maintenant ce cauchemar des nuits est devenu la réalité. Et ce sera une guerre d'extermination, la plus atroce qu'on ait jamais vue.
Vendredi 1er mai 1914
Je suis dans l'anxiété des élections prochaines. J'ai beau me dire que j'ai bientôt fini mon temps sur terre, le spectre rouge m'épouvante, pour mes enfants.
Décidément, la nuit tombe sur ces désolations infinies de la Sommes. Pour aujourd'hui, ils ont terminé leur besogne, nos canons géants, qui se dressaient et se recouchaient au commandement, avec la docilité d'énormes bêtes apprivoisées.