Le Passeur

Mais pourquoi est-ce que les souvenirs ne peuvent pas être à tout le monde ? Je pense que ce serait peut-être un peu plus facile si on les partageait.

Il l’a tué ! Mon père l’a tué !

Dans cette citation Jonas, parle de son père adoptif qui est nourricier et qui vient d’élargir un nouveau-né. Jonas comprend enfin ce qu’est l’élargissement : c’est-à-dire tuer une personne.
De plus, une loi de la communauté interdit de mentir, et durant les précédents jours Jonas avait demandé à son père ce qu’était l’élargissement et il lui avait expliqué la procédure qui était « envoyer le nouveau-né dans l’ailleurs ». On donne l’impression que le nouveau-né va dans une autre communauté, cette procédure sert peut-être à embellir l’élargissement. On comprend alors que la communauté est fondée sur le mensonge.
La proportion des mots est pour moi crescendo, en premier le « Il » signifie que Jonas ne connaît pas ce fameux « il », comme si aucun lien, aucun amour ne les unissait. Puis le « Mon père » qui pour moi donne de la valeur à la personne tout en oubliant le lien d’affiliation.

Les souvenirs sont faits pour être partagés.

Quoi qu'il ait découvert par le biais des souvenirs la douleur de la perte et de l'isolement, il avait aussi appris à comprendre la solitude et ses joies

Ce qu'il y a de pire quand on détient les souvenirs, continua le passeur, ce n'est pas la douleur. C'est la solitude dans laquelle on se trouve. Les souvenirs sont faits pour être partagés.

Les livres de son habitation étaient les seuls que Jonas ait jamais vus. Il n'avait jamais soupçonné que d'autres livres existaient.

"Il l'a tué ! Mon père m'a tué !" Se dit Jonas, abasourdi par cette prise de conscience. Il continuait à fixer l'écran, paralysé.
[...]
Le passeur le regarda.
- Eh bien ! voilà, Jonas. Tu te posais des questions au sujet de l'élargissement, dit-il d'une voix amère.
Jonas sentit en lui comme une déchirure, une douleur atroce qui lui labourait les entrailles avant de se transformer en cri.

Comme il approchait enfin du sommet, il se produisit quelque chose. Ce n'était pas qu'il eut plus chaud. Ce n'était pas qu'il fut moins épuisé.

Mais il se sentit soudain joyeux. Il se rappela des jour heureux. Il pensa à ses parents et à sa soeur. Il pensa à ses amis, Asher et Fiona. Il pensa au Passeur. Des souvenirs de bonheur le submergèrent brusquement.

- Nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser les gens faire des choix.

- Ce serait dangereux? suggéra le Passeur.

- Tout à fait dangereux, répliqua Jonas avec assurance.

Et si on les autorisait à choisir leur conjoint? Et s'ils faisaient le mauvais choix? Ou si, poursuivit-il en riant presque devant l’absurdité d'une telle hypothèse, ils choisissaient leur métier?

- Ça fait peur, non? dit le passeur.

Jonas gloussa.

- Très peur. Je ne veux même pas me l'imaginer. Nous devons vraiment empêcher les gens de faire des mauvais choix.

- C'est plus sûr.

- Oui approuva Jonas. Beaucoup plus sûr.

- Papa? Maman? demanda timidement Jonas après le repas du soir. J'ai une question que j'aimerais vous poser.

- Qu'est-ce que c'est? demanda son père.

Il se força à prononcer les mots bien qu'il se sentît rougir de gêne. Il les avait répétés pendant tout le chemin du retour.

- Est-ce que vous m'aimez?

Il y eut pendant quelques instants un silence embarrassé. Puis Papa émit un petit gloussement.

- Jonas! Toi! Et la précision du langage, alors?

- Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Jonas.

Une réaction amusée n'était pas du tout ce à quoi il s'attendait.

- Ton père veut dire que tu as utilisé un terme très général, tellement dénué de sens qu'il est pratiquement tombé en désuétude, expliqua sa mère avec soin.

Jonas les regarda d'un air ébahi. Denué de sens? Jamais auparavant il n'avait ressenti quelque chose d'aussi riche de sens que ce souvenir.

- Et bien entendu, notre communauté ne peut pas fonctionner correctement si les gens n'emploient pas un langage précis. Tu pourrais demander: "Est-ce que vous appréciez ma présence?" Et la réponse est oui.

- Ou bien, suggéra son père: "Est-ce que vous êtes fiers de mes réalisations?" Et la réponse est oui, de tout coeur!

- Est-ce que tu comprends pourquoi c'est impropre d'utiliser un mot comme "aimer"? demanda Maman.

Jonas hocha la tête.

- Oui, merci, je comprends, répondit-il lentement.

Ce fut la première fois qu'il mentit à ses parents.