Le frisson

J'avais un peu trop parlé avec des gens dont c'est le métier de parler. C'était agréable d'être assis au comptoir à côté d'ouvriers qui ouvraient la bouche seulement quand ils voulaient quelque chose ou se contentaient de taquiner la serveuse. Je fis comme eux. Elle s'appelait Stella et était si rapide et si efficace qu'elle menaçait de voler sa place à un robot. Dans un grand sourire, elle m'avoua que c'était le but de toute son existence.

Seul dans leur chambre d'ami, j'eus une de ces intuitions qui naissent parfois quand on est recru de fatigue et d'émotion. Je fus convaincu qu'Hoffman m'avait donné le Bridgeton Blazer pour une raison précise. Il y avait dedans quelque chose que je devais voir. Assis sur le bord du lit, je lus le petit magazine d'un bout à l'autre.J'appris beaucoup de détails sur l'activité estudiantine de Bridgeton vingt-deux ans auparavant, mais rien qui put m'intéresser directement.J'y rouvai cependant un autre poème qui me plut. Il était signé des initiales G.R.B. et se composait de ces deux strophes:

Si la lumière était ombre,
Et l'ombre lumière,
Si la lune était un trou noir
Dans la nuit flamboyante

Si l'aile du corbeau
Brillait comme l'argent,
Alors, ô mon amour,
Tu serais plus noire que le péché.

Je me préparai un whisky-soda très léger et m'assis sur le divan. Je n'offris rien à Hofman. La vérité est peut-être dans le vin mais, à la façon dont Hoffmann lampait son whisky, il ne pouvait en sortir qu'une armée de rats imaginaires.

Il la tenait dans ses bras, mais ce n’était pas une scène de bonheur conjugal. Elle semblait lutter contre lui, se débattre pour se libérer de son emprise. Ça ressemblait davantage à une scène dans un hôpital psychiatrique, quand des infirmiers spécialisés serrent leurs patients violents dans leurs bras, parfois pendant des heures, plutôt que de leur passer une camisole de force.

Ça m’est égal de savoir ce qu’il a pu faire avant. Un homme peut changer, un homme peut s’amender. Il ne m’a jamais pourri la vie. (Elle fit une nouvelle percée sur les terres de la franchise.) C’est moi qui la lui pourrissais. J’ai un problème d’alcool. Il ne buvait avec moi que pour être sociable. Il ne voulait pas que je boive seule. (Ses yeux couleur de gin clignèrent.) Vous voulez boire un verre ?

Je vois beaucoup de ces pauvres gus qui traînent comme ça à attendre l’argent, et quand l’héritage arrive enfin, il est trop tard. Au moins, Bradshaw a eu le cran de sortir dans le monde et d’y faire carrière. (Fargo regarda sa montre.) En parlant de carrière, ça fait déjà douze heures que je suis sur le pont, et j’ai encore deux heures de développement de photos qui m’attendent. À la prochaine.

Elle disait vrai. Je ne me souciais pas d’elle comme elle aurait aimé qu’on se souciât d’elle. Je ne lui faisais pas entièrement confiance. Son joli corps semblait abriter deux personnes différentes, chacune présente à tour de rôle – l’une sensible et franche, l’autre dure et élusive.

Seuls ses cheveux semblaient retenir la lumière. Derrière les courbes de son corps, je voyais les montagnes s’assombrir.

Je suis juste quelqu’un de flegmatique. Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas besoin de moi. Vous avez des routes qui partent dans trois directions – le Mexique, le désert, ou Los Angeles – et vous avez une jolie voiture rapide.

C’est vrai que c’est une grande romantique – une de ces idéalistes romantiques qui ont toujours un ou deux coups de retard sur leur inconscient. Vous pouvez me croire, j’en étais moi-même une. Mais je crois aussi qu’elle a de vrais problèmes… Des problèmes terrifiants.