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EAN : 978B0100W2SGQ
16 pages
Ligaran (19/06/2015)
4.5/5   1 notes
Résumé :
Extrait du volume de 15 de Paris ou le livre des cent et un.
Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Et elle s'était jetée dans ses bras, qu'elle forçait à se replier sur sa taille souple et légère.
Cette femme si jeune, échevelée, sans couleur ; ce sein soulevé comme la vague orageuse ; ces yeux bleus noyés de pleurs ; cette scène terrible, des souvenirs, des remords, déchiraient le malheureux Ernest : il fut un moment tenté de s'ensevelir avec cette infortunée dans le fleuve ; mais il la contempla si belle, que, pressant de ses lèvres brûlantes des lèvres décolorées, il s'écria avec larmes :

- Je suis un misérable ! Va, si elle me plaît, toi, je t'aime, je t’idolâtre ; je donnerais sa vie pour un des cheveux de ta tête.

Et il l'emporta presque évanouie dans sa chambre...

- Repose-toi, ma bien-aimée, je vais la congédier, et si je te quitte encore pour quelques instants, ce sera pour te revenir à jamais.
Pardonne-moi, adieu, à ce soir !…

Elle ne l'entendit point : ayant repris ses sens, elle ne le vit plus et se crut abandonnée ; la rage la saisit :

Me laisser mourante ! Quelle dureté! Eh bien ! Je le suivrai, je m'attacherai à tous ses pas…

Et comme une biche effrayée, elle s'est précipitée dans des chemins inconnus pour elle ; à un petit village, elle demande la route de Paris ; on la lui enseigne ; elle reprend sa course, rien ne l’arrête ; seulement elle choisit les lieux les moins fréquentés, car son extérieur, ses vêtements, son désordre, sa marche rapide, étonnent ceux qu'elle rencontre ; enfin, elle arrive à Paris, le traverse sans crainte ; elle sait l'adresse d'Ernest, et se rend à sa maison, demande s'il est chez lui.

Il sort à l’instant, dit un laquais étonné de voir cette belle personne si émue, si tremblante.

- Où est-il allé ? Il faut que je lui parle.

- Mais pas loin d'ici, tout à côté...Elle n'en entend pas davantage ; elle court dans la rue, l’aperçoit ; mais avant qu'elle ait pu le joindre, la porte d'un vaste hôtel s'est refermée sur lui ; elle s'informe qui l'habite.

- C'est une Italienne, lui dit-on.

- Merci : c'est elle, oui !

- C'est elle ; allons lui demander mon protecteur, mon bien, mon seul appui ; elle n'en a pas besoin, elle ; qu'elle me le rende !

Et sa main a saisi le marteau ; mais je ne sais quelle timidité invincible fait retomber cette main elle hésite, s'éloigne, revient, hésite encore ; son courage semble l'abandonner, ses genoux fléchissent, sa vue s'égare.
Un homme enveloppé d'un manteau la suit depuis quelques instants, sa figure est étrangère, son aspect est sinistre, ses regards inquiets et sombres, Dieu !...

Ernest sort de l’hôtel ; mais qu'est-il donc arrivé ? Quels cris ! D'où vient ce tumulte ?

- Monsieur c'est affreux ! Une femme vient d'être assassinée, le meurtrier s'est enfui…

Il s'avance, regarde cette femme assassinée, sanglante, morte... C'était elle !... La police vint ; elle vit auprès d'un cadavre un jeune homme qui faisait mille extravagances.

- À qui donc appartient cette femme ?

- À personne ! Répondit le fou, avec un grand éclat de rire ; et il disparut.

- Si elle n'est à personne, dit l'officier de police, qu'on la mène à la Morgue !
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Le temps pouvait courir, rapide, inexorable : ils ne s'en doutaient pas ; déjà l'automne s'annonçait par les teintes variées du feuillage ; Ernest avait fait quelques absences pour ne pas laisser planer de soupçons ; Charles était discret et ne demandait rien ; personne ne soupçonnait l'existence de Stella, qui bornait ses courses aux allées du parc et du bois.

Un jour Ernest rentre avec un air sombre, ses sourcils se rapprochent, sa voix est altérée, ses mouvements sont brusques ; Stella lui fait plusieurs questions qui restent sans réponse ; elle propose la promenade du soir, il est fatigué ; elle cherche à le distraire, il ne le voit pas.

- Êtes-vous malade ?

- Non…

Elle pleure.

- Pourquoi pleurer ? C'est ennuyeux, des pleurs !

Ses larmes cessent.

- Voici, dit-elle, la première soirée d’orage ; demain peut-être fera-t-il beau.

Le lendemain il prétexte une affaire, et reste huit jours sans donner de ses nouvelles.
Il revient, mais il est plus triste, plus morose que jamais ; il se plaint de tout et parle d'ennui. Il fait encore plusieurs absences prolongées.

Pour le coup Stella s’inquiète ; elle n'ose s'avouer ce qu'elle soupçonne ; mais la femme la plus simple est si clairvoyante, elle tient si vite notre secret !

- Ernest, lui dit-elle avec une voix timide, est-ce que tu ne m'aimes plus ?

- Si je t’aime !

- Alors pourquoi ce changement subit, ces absences, cette humeur mécontente ?

- Pourquoi ? Pourquoi ? Peu t’importe ; penses-tu qu'on n'ait jamais ni soucis, ni chagrins ?

- Non ; mais on peut les partager.

- Il en est qui te sont étrangers, ce sont les miens.
Le mot est dur. Elle se tut.
Elle épia son mari ; elle le fit adroitement parler, recueillit des mots qui lui servirent d'indices.

Ah ! plus de doute ; elle l'avait pressenti : il est infidèle. Elle le saura, et de sa propre bouche encore. Depuis trois jours il se retire dans sa chambre après le dîner : dès ce soir elle fera une tentative, elle l'interrogera.

Elle est décidée, ferme ; l'amour lui donne de l'audace. N'hésitons pas.
Elle est chez lui ; mais il est absent. Elle le demande aux gens de la maison ; ils ne l'ont pas vu sortir.
Désespérée, elle le cherche partout, elle l’appelle ; il ne répond pas, il est parti.
Elle va dans le parc chercher de la fraîcheur ; elle brûle, elle est consumée la jalousie insinue tous ses poisons dans son cœur; ils le corrodent, ils le dessèchent de douleur.

Ô jalousie ! Passion cruelle et dévorante qui tue tout, excepté l'amour, qui glace et qui brûle, qui fait ramper l'orgueil, et fait aimer avec de la haine et du mépris ; tempête effrayante de l'âme, tes bouleversements sont incroyables !
Rien ne résiste à ta fureur, et l'enfer semble moins éternel que tes tourments !

Elle s'est jetée sur l'herbe humide, les dernières fleurs de l'été s'effeuillent sur sa tête ; voici que des pas se font entendre, elle tressaille, la nuit est avancée ; quelqu'un la saisit, c'est Ernest :

- Stella, pourquoi si tard ici ? Tu vas te faire mal.

- Que t'importe, puisque tu ne m'aimes pas ?…

Ces mots expirent sur ses lèvres tremblantes. Il veut la presser sur son cœur ; mais il ne sait plus l'étreindre, et il la repousse doucement.
Alors fière, blessée, elle relève sa tête abattue, et avec un regard effrayant de pénétration :

- Ernest, tu me le diras, ce secret ! Je veux le savoir : dis la vérité ; je t'adjure, au nom de l'honneur, de me répondre avec franchise ; surtout point de vil mensonge. Aimes-tu ailleurs ?

- Stella, Stella, c'est une fièvre du cœur, une illusion d'un jour, une fantaisie passagère ; je te reviendrai… 

- Si tu savais !... Si elle l'avait vue ! Oublions sa présence... Qu'elle est séduisante ! Comme ses grands yeux noirs vous fascinent ! Comme elle vous enlace, vous fait étouffer d’amour ! Quelle énergie de passion ! C'est la femme, la femme qui fait extravaguer, mourir ! Mais toi, pourquoi ici ? Que fais-tu là, tu n'es pas elle !

- Non, mais suis-moi…

Il résiste ; une force surnaturelle est donnée à cette jeune femme ; elle l'entraîne sur les bords de la Seine ; puis, pâle, égarée, puissante de douleur, irrésistible de beauté, elle le fascine à son tour.

- Sois homme ! Reste, et tais-toi ! Ne tremble point ainsi ; écoute ! Un jour j'ai été une fille heureuse, aimée, riche, entourée de tous les prestiges de la fortune ; j'étais auprès d'une mère, une mère adorable ; mon père étant mort, elle s'était remariée je n'ai jamais connu mon père.
Celui qui l'avait remplacé me traitait comme un enfant chéri : il n'en avait pas !
Il soigna mon enfance, prit plaisir à orner mon esprit et à me donner des talents ; mais ma mère devint une vieille femme, et moi une jeune fille ; et le malheureux...! Ho ! J'ai froid...! Il conçut... Horrible ! Horrible ! Je le menaçai de sa femme : il était Italien, jaloux, haineux, implacable ; un jour il m'entraîna de force !... Tu sais le reste.
Je n'ai pas oublié tes bienfaits, ni ces jours d'enchantement que je t'ai dus ; mais puisque tu m'abandonnes, qu'une autre te touche, vois cette eau limpide qui réfléchit la lune et le ciel !
Tu n'es pas un père, toi ! Ton crime sera moindre : rends la pauvre inconnue à ce fleuve paisible, je ne te troublerai plus : va, tu m'as donné assez de bonheur pour ne pas me plaindre.
Sois donc généreux, pitoyable : en grâce ma délivrance ! Car sans ton amour comment veux-tu que je vive ?
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il l'avait saisie, et la serrait avec transport.

- Ernest, je sais que je ne puis disposer de moi, puisque faible, abandonnée, je ne puis implorer personne ici ; mais vous n’abuserez pas de votre ascendant et de ma faiblesse : vous ne pouvez donner votre nom à la pauvre inconnue, et elle ne peut vivre sous le même toit que vous.

- Être surnaturel, réponds-moi ? Ton cœur a-t-il jamais battu contre un cœur adoré ? As-tu reposé ta tête sur le sein d'un amant ?
As-tu enlacé ta vie à la sienne comme la liane au noble chêne de la forêt ? As-tu respiré l'amour sur des lèvres brûlantes ?
Ne t'effarouche pas ! Dis : as-tu aimé dans ta vie de vingt ans ?

- Non, non jusqu'à ce jour….
- Jusqu'à ce jour ! Alors viens essayer.
- Je ne le puis, je ne le dois pas.
- Tu es donc de marbre, ingrate ? Tu n'as donc de l'âme que la beauté extérieure ? Parle... parle donc !
-Malheur ! Malheur ! Que ne suis-je morte, noyée ! Oui noyée, car je ne suis pas de marbre, je ne suis pas non plus une ingrate…

Et elle se serrait de toutes ses forces contre son sauveur.
- Tu vois bien que tu m’aimes ; tu vois bien que tous deux la passion nous dévore : qu'attends-tu pour me suivre ?
- L'ordre du Ciel, qui ne me sera jamais donné.
- Tais-toi, avec ton Ciel inconnu : est-ce que l'amour brûlant ce n'est pas le Ciel, ton Dieu n'est-il pas lui-même l'essence de l’amour ?
- Silence Ernest, vous blasphémez...

Elle était tombée à genoux, les cheveux et les vêtements en désordre ; ses joues et son front se confondaient de blancheur ; dans ses yeux seuls rayonnait la vie, la vie de vingt ans, cette vie de feu qui brûle, qui consume, qui fait circuler de la lave ardente dans les veines d'un amant.

Prompt comme l'éclair, il est chez son ami Charles :
- Un service, et point de question ! Décide ton cousin, ce jeune abbé enthousiaste, fanatique, à me marier ce soir à minuit, sans autres préliminaires qu'une sainte bénédiction, entends-tu ?

- Ce que tu demandes est impossible, Ernest.

- Alors je le tuerai, je me tuerai, elle aussi.... car il faut que ce soir elle soit ma femme et toi et le gardien de la Morgue serez mes témoins ; mais cours, et qu'il se détermine, car tu me connais ! 

Enfin à minuit elle était dans une voiture à côté d’Ernest ; ils entrèrent dans une vieille église ; le prêtre les attendait à l'autel, il les bénit ; et la fille sans nom en avait un maintenant ; et la voiture vole de nouveau comme un char aérien.

Bientôt ils descendirent à une maison isolée et entourée d'un bois ; un petit nombre de serviteurs dont on avait acheté le silence les reçurent.
Ils trouvèrent tout préparé pour les recevoir.
L'intérieur de cette retraite était élégant et commode ; partout y régnait le bon goût ; on y reconnaissait les soins de l'amour.
Un parc immense renfermait les diverses productions des contrées lointaines, des fleurs en profusion, des arbres majestueux, des bosquets odorants, et la Seine, la Seine qui bordait le terrain.

Stella (ainsi l'avait appelée Ernest) voulait toujours voir ce fleuve qui l'avait rejetée de son sein sur celui de son ami, de son amant, de son époux.

Qu'ils étaient heureux dans cette solitude enchantée qu'aucune voix étrangère ne venait troubler, que les pas d'un indifférent ne profanaient jamais ! Ces deux êtres s'étaient placés en dehors de la chaîne sociale, et ne vivaient que d'eux-mêmes.

Cette jeune femme, pleine de passion, de génie, pure comme son ciel, improvisait une existence nouvelle, poétique, inconnue pour Ernest ; tous deux libres, seuls, sans soucis, sans craintes, sans rien du dehors qui les troublât, ils s’adoraient ; leurs veilles et leurs songes se ressemblaient de bonheur, leurs jours étaient saturés de délices inouïes : incompréhensibles épanchements de l'âme, étreintes amoureuses, larmes brûlantes, saintes voluptés, joie, délire, secret de tous les mystères, union ineffable, c'était leur vie de toutes les heures, de toutes les minutes, une vie de fête, une vie qui n'est pas longtemps de ce monde.
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La voici ! La voici ! Et l'homme de disparaître, de saisir un vêtement blanc de femme, et d'amener sur le rivage une victime du crime ou du désespoir.

Voyons, dit Ernest, ce visage de noyée : a-t-il conservé quelque trace de la dernière pensée qui porte un malheureux à ce dernier acte de folie ?
Il s'avance, il contemple une jeune femme pâle et sans contraction ; ses paupières commencent à être un peu violettes ; ses traits sont si délicats qu'ils sembleraient appartenir à l'âge de l'enfance ; quel dommage ! Qu'elle était belle !

Mais déjà on l'a mise sur la civière et couverte d'un long voile, et l'on s'achemine vers ce dépôt transitoire de la mort, asile accordé au cadavre anonyme, jusqu'à ce que l'amour, l'amitié, ou les liens du sang viennent le réclamer.

Déjà le cortège était loin ; Ernest n'entendait plus que les commentaires de la foule qui s'écoulait.

Qu'elle était belle ! se répétait-il encore ; si jeune, déjà livrée à ce désespoir ; cette folie du malheur qui, ôtant la faculté de rien combiner ni ici ni ailleurs, force à l'anéantissement de son être !

Je voudrais revoir cette femme ! Si j'allais à la Morgue ?... Allons à la Morgue !
Et le voilà doublant le pas pour aller interroger une dépouille morte, une vile pâture de la terre.
Le soleil commençait à s'abaisser à l'horizon, les rues étaient moins encombrées ; plus il avançait, plus il les trouvait désertes.

Enfin il est en face d'un monument dont l'aspect seul doit révéler l'usage ; il s'approche d'une grille, ses yeux plongent dans le fond d'une enceinte peu vaste ; plusieurs pierres noires en forme de tombes supportées sur des consoles, sont près les unes des autres, et assez élevées pour être aperçues des curieux ou des gens intéressés à ce qu'elles recèlent.

On voyait trois cadavres étendus sur trois de ces pierres ; ils étaient presque nus ; les vêtements de chacun avaient été suspendus sur leur tête ; un de ces cadavres commençait à se décomposer : sa couleur livide témoignait qu'il était là depuis plusieurs jours ; personne n'était venu reconnaître un fils, un mari, un père ; son histoire, comme son nom, allait être ensevelie à jamais.

Le second portait les marques d'une blessure assez récente.

Le dernier cadavre, c'était cette jeune femme ; son beau visage se colorait des derniers feux du jour : elle semblait endormie.

Je ne sais quelle mollesse régnait dans son corps et ses membres ; on avait peine à croire qu'elle fût privée d'existence ; les longues tresses dorées de ses cheveux étaient rassemblées sur son sein ; ses petites mains tombaient sans raideur des deux côtés de la pierre ; malgré la mort, elle était ravissante de forme et de grâce.

Qu'elle était belle ! se répétait le jeune homme.

Cependant elle doit appartenir à une classe aisée, car tout annonce chez elle que nul travail pénible n'a occupé ses jolis doigts, et ses pieds d'enfant n'ont jamais dû fouler que le tapis moelleux ou les fleurs de la prairie.

Mais personne ne s'achemine vers ce lieu ; sans doute on la cherche, on s'inquiète, on n'ose la pleurer encore.

Si je la réclamais ; si je me disais son frère, son ami ! au moins je lui donnerais les honneurs de la sépulture ; mais Dieu ! Dieu ! qu'elle est ravissante ! Et ses yeux la dévoraient avec une ardeur mêlée de respect et de regret.

Mais il lui a semblé qu'un léger mouvement de son sein... !

Impossible, illusion, fascination de regard !... Ciel ! Ses mains s'agitent, ses lèvres ont remué, ce n'est plus une erreur des sens.

Madame ! Mademoiselle ! n'ouvrez pas les yeux, ne voyez pas où vous êtes, je veille sur vous, je vais vous délivrer.

En une seconde il est suspendu à la sonnette du gardien des morts.

— Au secours ! au secours ! elle n'est pas morte !
"Quoi donc ?" répond une voix rauque ; et un homme d'un extraordinaire embonpoint, d'une figure rouge et impassible, descend lentement les marches d'un escalier qui donne dans l'intérieur même de la Morgue.

Ernest s'est précipité sur ses pas.
— Hâtez-vous donc, hâtez-vous donc, misérable ! il ne faut pas qu'elle voie ces cadavres.

(…)
Ernest se saisit du précieux fardeau, et suit le gardien dans une petite chambre étroite et sombre où il y avait pour tout meuble un fauteuil de paille, une table et un lit fort propre.
— C'est la chambre de ma femme ; elle est absente, monsieur ; mettez cette pauvre petite dans son lit ; les draps sont blancs et fins.

Il la pose doucement dans ce lit et lui prodigue les secours que son intérêt, de plus en plus croissant, lui suggère.

Un médecin qu'il avait fait demander arrive au moment où l'inconnue s'agitait avec violence ; il emploie les remèdes de son art pour rappeler la vie dans ce corps qui s'efforçait de la ressaisir.

Un léger coloris venait de se répandre sur cette forme d'ange, mais s'était évanoui comme ces fugitifs nuages roses dans un ciel mobile du couchant.

Cependant, à force de soins, l'inconnue reprit ses sens ; elle ouvrit de grands yeux qu'elle dirigea vers le ciel, puis s'étant soulevée, elle s'écria avec anxiété : "Non ! non! Où fuir ? Mon père, grâce, pardon ; tuez-moi ;" et elle retomba sans force sur son oreiller.

Ernest, à genoux, se saisit de sa main, et la pressant de ses lèvres et sur son cœur :
— Ne craignez rien, nous aurons soin de vous ; je vous veillerai, je vous rendrai à votre famille.
— Ha ! ne me rendez pas !
Et elle jeta un cri déchirant et s'évanouit de nouveau : on eut de la peine à la faire revenir.
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Le médecin ayant recommandé beaucoup de repos, Ernest se mit à l'écart, immobile, respirant à peine, pendant l'heure de sommeil de sa chère inconnue, car elle le troublait déjà furieusement.

Elle se réveille, ouvre son rideau, promène ses regards autour de la chambre et les reporte avec reconnaissance sur le jeune homme : elle a compris tout ce qu'il a fait pour elle ; d'une voix douce et pénétrante:

- Merci, monsieur, lui dit-elle; et au bout d'un instant : "Êtes-vous marié ? Avez-vous une fille ?"

- Non, je suis libre de tout lien.
- Ah ! tant mieux ! tant mieux !…

Qu'est-ce que cela veut dire ? Elle ne me connaît pas ; elle ne m'aime pas ; tout à l'heure elle était morte ; c'est singulier ; je n'ose lui faire de questions ; essayons pourtant.

- Vous craignez peut-être, madame ?
- Je ne suis pas mariée, monsieur.
- Pardon. Eh bien ! mademoiselle, vous craignez qu'on ne soit inquiet de mon absence ; mais ma destinée n'occupe personne, je suis seul.

- Seul !... Oh ! que vous êtes heureux ! Quoi ! pas un lien, pas une mère, ni de...
- Non, mademoiselle, j'ai perdu toute ma famille. 
- Moi, j'ai une mère que j’adore !... j'ai aussi un..., mais je ne les reverrai jamais !

Et elle sanglotait de toutes ses forces.

- Calmez-vous, calmez-vous, en grâce ; demain vous serez mieux, et nous causerons…

Plusieurs jours venaient de s'écouler, et ces deux jeunes gens n'avaient encore échangé que des paroles insignifiantes : les yeux seuls d'un amant osaient interroger cet être du mystère et du silence.
Enfin, après un effort extraordinaire :

- Monsieur, vous m'avez sauvé la vie : je me souviens d'une terrible catastrophe, oui terrible, car elle est un crime, un crime atroce, abominable.
Pour moi la mort serait préférable à la vie ; mais ce crime, je ne puis le révéler : il n'est pas le mien, monsieur ; je suis une proscrite, une infortunée, sans nom, sans famille, sans patrie...

- Mais ne m'avez-vous pas dit tantôt ?...
- Chut ! monsieur, ne m'interrompez pas, et surtout pas de question ; sachez seulement qu'il ne faut que personne soupçonne mon existence, entendez-vous ? car le crime n'est pas consommé, et il le serait alors ; et, je ne sais pourquoi, mais je ne veux plus mourir.
On me recevrait peut-être dans un couvent : je n'ai pas de dot, mais j'ai un cœur, du zèle, quelques talents, je me rendrai utile. Je passerai assez doucement le reste de mes jours. Qu'en dites-vous ? 

- Mademoiselle, si j’osais ! Si mes soins ne vous avaient pas déplu, si je vous suppliais d'attendre, avant de prendre un parti ? Laissez-moi vous offrir encore les soins de l'am... de l’amitié ; regardez-moi comme un frère, comprenez-vous ? comme un frère !

Un regard lui avait répondu, et une douce intimité s'établissait entre le sauveur et la victime (...)

Il faut se décider à quelque chose : cette jeune fille ne peut rester dans un pareil lieu ; elle ne voudra pas se confier à moi ; cependant je l'aime, je l’adore ; je ne sais d'où elle vient, qui elle est, n’importe ; elle est jeune, elle est belle, innocente, un cœur de vierge ; car sous cette charmante enveloppe elle n'a pas encore aimé peut-être : quel ravissement d'être son premier amour ! Il était près d'elle.

- Mademoiselle, vous avez un nom?…

- Elle pâlit... "Comprenez-moi, un nom reçu au baptême. Je ne l'ai plus. Mais... en grâce, ne me faites plus cette question.... Oh ! bien oui, j'ai un nom, un nom honorable, illustre ; j'ai encore un nom d'enfance. Ma mère porte aussi un nom qui n'est pas le mien, parce que mon père est mort et remplacé ; celui-ci pourtant m'a élevée, il m'a vue au berceau, c'est affreux !... Monsieur, je vous dois l'air que je respire ; encore un bienfait : nommez-moi d'un nom nouveau ; car le mien, il me glace le sang.... Puis une grâce : ne m'interrogez jamais ; n'est-ce pas, mon frère, mon bienfaiteur ?..."

- Fille d'une destinée bizarre, sombre, incompréhensible, que ce soit le ciel ou l'enfer, la vertu ou le crime qui t'ait jetée dans mes bras, tu n'en sortiras plus ; tu y vivras, tu y mourras, ou j'aurai perdu la vie, ou la raison.
Je trouverai une retraite inaccessible où je t'emporterai, et, loin de toute communication avec ces êtres dégradés qui t'ont méconnue, nous confondrons nos deux existences et nous passerons inaperçus sur cette terre, comme deux oiseaux solitaires qui s'aiment, vivent et meurent on ne sait où... Viens, viens, ma bien-aimée !
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