The Owl Killers
Traduction :
Pierre Demarty
ISBN : 9782266218689
Après le succès remporté par "
La Compagnie des Menteurs", "
Les Âges Sombres" ont, dit-on, beaucoup déçu nombre de lecteurs. Il faut dire que le Mal, ici, ne bénéficie plus, pour s'incarner, d'une personnalité aussi inquiétante et aussi charismatique que celle de la petite Narigorm. Il est beaucoup plus diffus. Pour tout dire, il est partout, que ce soit parmi les représentants de l'Eglise officielle avec le Père Ulfrid, parmi les membres de la noblesse avec les ignobles d'Ancaster, et parmi les marginaux qui rêvent de revenir à un culte polythéiste comme les Maîtres-Huants. En fait, "
Les Âges Sombres", de façon plus ou moins détournée, remet en cause l'ordre patriarcal de l'univers installé en Angleterre par l'Eglise chrétienne en opposant à ce Mal qui se nourrit essentiellement des désirs et des abjections masculines, un Bien certes imparfait mais beaucoup plus altruiste, représenté par les femmes du Béguinage local.
Venues des Flandres, elles se sont installées lentement et sûrement et, tout en se soumettant officiellement aux lois de l'Eglise, n'hésiteront pas à contrer les prescriptions de celle-ci en accueillant par exemple en leurs murs un lépreux (Ralph). Surtout, au fur et à mesure que se gangrène une situation économique et sociale minée par les uns et les autres dirigeants, la communauté des Martha, puisque tel est le nom générique de ces femmes, devient peu à peu dépositaire de ce pouvoir, lié à la Terre-Mère et qui, jadis, se trouvait à la source de nombre de cultes polythéistes. Sur un mode beaucoup plus grave, c'est l'éternelle histoire que
Terry Pratchett reprend entre ses Mages et ses Sorcières. Les premiers usent d'une magie qui ne recherche que le Pouvoir : spectaculaire certes mais dépourvue de générosité véritable. Les secondes font de la magie pragmatique, de la magie qui demeure respectueuse de la Nature, toujours invisible et pourtant présente.
Dans "
Les Âges Sombres", la Nature hante le village d'Ulewic : les saisons se détraquent, les troupeaux sont attaqués par les maladies, les rivières sortent de leur lit ... Et la pluie tombe, tombe sans cesse. le froid règne, avec sa compagne de toujours, la Misère. Les nobles bien sûr et le haut-clergé parviennent à surmonter le problème en pressurant tout ce qui tombe sous leur autorité. Mais même à leur niveau, la colère de la Grande Mère commence à se faire sentir. Quant aux traîne-misère, que peuvent-ils espérer ? Une mort rapide pour leurs enfants et pour eux-mêmes, c'est tout. Alors, avec les Maîtres-Huants (qui sont tous de sexe mâle, cela s'entend), ils essaient d'exorciser cette colère de la Nature qu'ils ne comprennent plus vraiment bien que, au plus profond d'eux-mêmes, ils aient conservé le souvenir de ce qu'en disaient les Anciens. Et bien entendu, après avoir tout essayé, ils s'en prennent aux Béguines qui, parce qu'elles sont femmes, ne sauraient être que des sorcières responsables de leurs malheurs.
Mais pour la Nature, le fait que les Béguines sont femmes prouve qu'elles sont à son image et qu'elle peut les investir de ses pouvoirs. Déjà, n'est-ce pas grâce à ses herbes, y compris les plus dangereuses, que ces femmes parviennent à soigner si efficacement ceux qui le leur demandent et qui en ont besoin ? Au nom du Christ, soit, mais ce sont les nécessités du temps qui exigent cette dissimulation.
La Nature sait depuis toujours que, peu à peu, poussées par l'inhumanité qui prospère sans complexes à Ulewic, dans l'Eglise et dans l'aristocratie locale, les Martha vont prendre sur elle, entre autres "sacrilèges" impensables, d'administrer la communion alors que le Christianisme de cette époque - nous sommes en 1321 - le leur interdit sous peine de torture et de mort (comme le catholicisme actuel l'interdit encore aux femmes mais en ayant expurgé la torture et la mort ;o)). Sans s'en rendre compte - et quand la responsable des Béguines s'en aperçoit, elle ne peut plus revenir en arrière - elles deviennent des "hérétiques" ou plutôt se révèlent finalement les servantes-prêtresses de la Grande Mère, au même titre que les "sorcières" locales.
Et le fantastique, dans tout ça, me direz-vous ? Il apparaît sous deux formes : la déesse Anu la Noire et la créature monstrueuse qu'ont réveillée, sans comprendre ni sa nature ni ses besoins, les Maîtres-Huants. Petit point noir : il faut traverser bien des longueurs - oui, je sais, c'est le défaut ou la merveille chez
Karen Maitland - avant de les voir s'abattre sur leurs proies.
Un roman à recommander à tous les amateurs d'histoire médiévale anglaise qui ne dédaignent pas le fantastique et sont au fait du polythéisme ancien, particulièrement celtique. A condition toutefois que les longueurs et les digressions ne leur fassent pas plus peur que les Maîtres-Huants. Une dernière précision : la part historique me paraît tout de même plus importante que dans "
La Compagnie des Menteurs" et il faut bien avouer que tout ce qui concerne la pratique du béguinage est passionnant. .;o)