Une gare perdue au coeur de la tempête. Dans l'immensité blanche de l'Oural, des voyageurs transis attendent un train qui ne vient pas.
Au coeur de la nuit, le narrateur fait la connaissance d'un vieux pianiste. Une rencontre qui remonte à un quart de siècle. Cette année-là, le philosophe
Alexandre Zinoviev, réfugié à Munich, proposa une définition de cet « homme nouveau », façonné par plusieurs décennies de totalitarisme communiste. Une définition en forme de locution latine qui connut un succès fulgurant, avant de tomber en désuétude : «
l'Homo sovieticus ».
« Et cette gare assiégée par la tempête n'est rien d'autre que le résumé de l'histoire du pays. de sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui égalise tous les délais, toutes les durées, tous les projets. Demain signifie « un jour, peut-être », le jour où l'espace, les neiges, le destin le permettront. le fatalisme... »
Le train arrive enfin. C'est la ruée. le narrateur et le vieux musicien prennent place dans une voiture de troisième classe. Au cours de l'interminable voyage qui les conduit à Moscou, le dénommé Alexeï Berg remonte le fil de sa vie. La vie d'un homme foudroyé par la fureur de l'Histoire.
1941. Alexeï Berg doit donner son premier concert à Moscou dans deux jours. Il répète sans relâche, sent monter la tension, et songe aux mots de sa mère qui lui parlait « de ces jeunes comédiennes qui affirmaient ne jamais avoir le trac et à qui
Sarah Bernhardt promettait avec une indulgence ironique : « Attendez un peu, ça viendra avec le talent... » ».
Il ne le sait pas encore mais le jeune musicien vit ses derniers instants d'insouciance. La menace d'une disparition dans les geôles staliniennes rôde depuis plusieurs années. Par une étrange ironie du destin, c'est à la veille de l'accomplissement de sa vocation de pianiste, que ses parents « disparaissent », forçant Alexeï à la fuite. En fuyant le régime communiste, il va heurter de plein fouet un autre totalitarisme, le régime nazi, qui vient d'envahir la Russie, et prendre part, malgré lui, à la seconde guerre mondiale.
«
La musique d'une vie » s'inscrit dans le sillon que creuse inlassablement
Andreï Makine, celui de la rencontre entre l'histoire d'un homme et l'Histoire avec un grand H. La destinée fracassée du héros évoque en creux une autre destinée. Celle d'un musicien en sueur qui vient de finir son concert et entend à peine les applaudissements nourris d'une bourgeoisie moscovite tombée sous le charme d'un jeune pianiste. Cette autre vie, la vie qui attendait Alexeï Berg, le roman ne la narre jamais. Et pourtant. Elle ne cesse de hanter l'imaginaire du lecteur et souligne toute l'absurdité d'une vie ballotée au gré des vents mauvais de l'Histoire.
«
La musique d'une vie » est le récit d'une résilience stupéfiante, celle d'un homme qui fait face. Face à la menace du goulag qui le poursuit inlassablement. Face à la violence inouïe de la seconde guerre. Face aux blessures. Face à l'Histoire.
Le récit du vieux musicien frappe par une forme de détachement fataliste. Alexeï n'exprime aucune d'amertume, et ne prononce jamais la phrase qui ponctue le dernier prix Goncourt : « Et si ... ». le héros ne se pose pas en victime et compose avec le jeu de cartes maudit que la destinée lui a remis. Jamais, il ne renoncera à ce don que la vie lui a donné, un don qui est tout à la fois une chance et une malédiction : son amour indéfectible pour la musique.
« Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l'irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté ».
L'odyssée de son héros permet à
Andreï Makine de nous proposer sa propre définition de «
l'Homo sovieticus ». A rebours du sens premier de la locution latine, qui désignait l'objectif de création d'un homme nouveau par le réalisme socialiste, le roman tente ainsi de saisir l'insaisissable, de cerner l'âme intemporelle du peuple russe, ce mélange improbable d'obstination, de résilience et de fatalisme.