Que sur toi se lamente le Tigre m'a tout d'abord intriguée à cause de son titre, que j'ai trouvé très beau. La 4e de couverture m'a définitivement convaincue. J'avais déjà lu Brûlée vive de Souad, témoignage sur le même sujet qui m'avait fortement marquée ; le côté plus littéraire de ce roman ne pouvait que m'attirer. Effectivement, le 1er chapitre donne le ton : la narratrice parle de raz-de-marée, de tonnerre, de l'univers qui s'effondre ; somme toute, de cataclysme : « longtemps, au bord du fleuve, j'ai attendu de voir l'eau devenir rouge », ce rouge du sang dont l'ambivalence est un thème central.
Les chapitres alternent différentes voix : celle de la narratrice, d'autres personnages, mais aussi celle du Tigre, le fleuve témoin de la déchéance des hommes, du désastre qu'ils sèment. Des extraits de l'Epopée de
Gilgamesh rythment le récit. Bien que très court, le roman est très dense. de nombreuses phrases fortes m'ont marquée : « Aujourd'hui, Bagdad la tourmentée déverse en moi ses vomissures, sa bile et ses blessés ». C'est le récit d'un lent étranglement dont on connaît déjà l'issue, puisque le roman commence par la fin. C'est comme s'il y avait un décompte : « Amir ignore encore qu'il est un assassin ».
Ce que j'ai apprécié dans l'alternance des voix, c'est qu'elles nous permettent de découvrir la complexité des personnages et d'éviter les simples stéréotypes. Chacune de ces voix commence par se définir (plutôt que se présenter), d'un ton presque implacable. Nous sommes bien dans une sorte de tragédie au sens théâtral.
- Prenons Amir, le frère aîné : lui-même pris dans un engrenage (« ce n'est pas moi qui tuerai, mais la rue, le quartier, la ville. le pays. »), il endosse le rôle du meurtrier, mais n'est pas fondamentalement cruel. Il pose question.
- Les deux autres frères illustrent bien cette situation compliquée : Hassan, « le garçon qui appartient encore au monde des femmes », est encore entre deux eaux, tout n'est pas encore écrit. Cependant, n'est-il pas peu comme les colombes de Mohammed qui refusent de partir lorsqu'il les libère ? Quant à Ali, il aspire à davantage de liberté mais n'arrive pas à s'extirper du système, « navré d'être un salaud » (la beauté de la formule, vraiment, et le choc qui s'en dégage m'ont frappée).
- Baneen, la belle-soeur, adhère totalement au système (« je suis celle qui vivra car j'ai accepté de vivre à la mesure de la société ») mais elle n'est pas pour autant exempte de douleur, et l'on prend pitié d'elle tandis qu'elle affirme : « je suis peut-être la plus heureuse de tous ».
- Quant à la petite soeur, Layla, évoquée en dernier, elle pose véritablement question : symbole du futur, on lui fait porter le poids de l'oubli du passé, l'existence de sa soeur devant être effacée. Comment se construire dans de telles conditions ?
- Il est également intéressant que ce soit une voix posthume, celle de Mohammed, lui-même dégât collatéral de la guerre, qui évoque le fait que son amante paiera pour lui – et l'on a l'image de dominos qui s'effondrent, sans autre issue que celle de tomber…
Le thème de la mort est évidemment omniprésent (« mon corps si lourd, du plomb dans mes veines »). Cependant, on dépasse la sphère personnelle de la narratrice qui n'est qu'un grain de sable dans le contexte qui l'entoure : la guerre, les attentats, qui lui prendront son père et son amant. Plusieurs fois, j'ai eu les larmes aux yeux lors de ma lecture. Bon nombre de questions n'en sont pas vraiment (pas de point d'interrogation) comme si la réponse n'avait pas vraiment d'importance. On plonge dans l'acceptation du pire : « Au fond, quelle importance. Nous tuons, nous sommes tués. Nous sommes un pays de victimes et d'assassins ».
Pour conclure,
Que sur toi se lamente le Tigre est un roman court mais intense, à l'écriture fine et poétique tout autant que frappante, avec des personnages complexes. A lire !