VLEEL 217 Rencontre littéraire avec Emilienne Malfatto, Le colonel ne dort pas, Éditions du Sous-Sol
C'est un pays qui ne veut pas se souvenir
Une ville de mensonge
Buenos Aires aux longues avenues et aux relents
humides
où l'espagnol a l'accent italien
où le fleuve ressemble à la mer
où on prétend avoir oublié
C'est un pays étrange où il manque des gens
c'est comme ça
comment le dire autrement
il en manque quelques milliers
on les a emmenés et ils ne sont jamais revenus
Et quelque part
une femme teint ses cheveux de noir
pour garder le même visage
pour que le frère disparu puisse la reconnaitre
dans la foule
si un jour il revient
et ici dans la grande ville de la furie sur les vitres des bus
les affiches du recensement
comment compte-t-on ceux qui manquent
Je suis le Tigre. Depuis des milliers de lunes, je traverse le désert, long comme une veine sacrée. Je cours de là-haut, des montagnes, je tombe dans la plaine, puis le désert, puis la mer tout là-bas, comme une respiration.
(page 13)
Plus la vie est dure, plus on croit en Dieu. Il doit y avoir quelque chose de terriblement rassurant dans l’idée d’une puissance supérieure, bienveillante et cohérente, dans l’idée que tout cela a un sens et fait partie d’un plan divin, même les catastrophes, même le coup de tonnerre dans le ciel serein.
Mes eaux sont depuis longtemps empoisonnées. Mon flot est large et lourd, mes berges limoneuses, mais je meurs peu à peu. Je meurs car depuis longtemps les hommes ont cessé de m’aimer et de me respecter. Ils ont pris goût au désastre.
Je ne suis plus source mais ressource, et les hommes de cette terre aride ont oublié qu’ils ne pourront pas vivre sans moi. Ils périront avec moi car nos destins sont liés.
ça sonne mieux en espagnol
dictadura
tu entends mieux le bruit des bottes
Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C'est cette époque de l'année où l'univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu'on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s'il avait été enfanté par ce monde privé de soleil.
La guerre n’est pas noble ni grandiose ni courageuse la guerre ce sont des hommes effrayés couchés dans la fange et la merde qui prient Dieu pour ne pas mourir. C’est un luxe de pouvoir rester en paix.
peut-être que nous sommes tous hantés sans
oser
le dire
en parler
chacun persuadé d'être une île
un cas particulier
j'aurais cru que ça me consolerait
mais c'est tout le contraire
j'aurais aimé penser que quand vous
m'emmènerez
mes ombres
je laisserai derrière moi un monde
plus réjouissant
plus beau plus
lumineux
d'autant plus beau qu'il sera enfin débarrassé
de
ma présence
peut-être qu'en partant j'emporterai
avec moi l'ombre et
la pluie
et la grisaille
Le groupe de Mohammed s’est réfugié dans un immeuble. La façade était béante, les étages supérieurs dégueulaient du béton tordu, courbé, des tiges de métal emmêlées. Un pilier semblait suspendu dans le vide. Les plafonds ne tenaient qu’à un fil. La guerre modifie les lois de la matière.
Je suis vieille et le monde de mes enfants m’est étrange. J’ai consciencieusement appliqué à mes filles les règles qui m’avaient été imposées. J’ai bâti autour d’elles la même prison que pour moi. J’ai justifié mon monde en le reconduisant.