Citations sur La Bibliothèque, la nuit (65)
Les livres sont transformés par l'ordre dans lequel nous les lisons. Don Quichotte lu après Kim et Don Quichotte lu après Huckleberry Finn sont deux livres différents, colorés l'un et l'autre par l'expérience personnelle du lecteur en matière de voyages, d'amitié et d'aventure. Chacun de ces livres est un kaléidoscope qui se modifie sans cesse ; chaque nouvelle lecture lui apporte un nouveau tour, un nouveau schéma. Peut-être bien qu'au bout du compte une bibliothèque est inconcevable, parce que, à l'instar de l'esprit, elle réfléchit sur elle-même et se multiplie géométriquement à chaque réflexion nouvelle. (p 181).
Pourtant, les 2 bibliothèques - celle de papier et l'électronique - peuvent et devraient coexister. Malheureusement, on favorise trop souvent l'une au détriment de l'autre.
Parfois, ceux qui se donnent pour tâche de garder l'entrée des réserves de la bibliothèque perçoivent un danger là où d'autres n'en voient pas. Pendant la chasse aux « élément subversifs » sous les régimes militaires en Argentine, en Uruguay et au Chili, tout possesseur d'un livre « suspect » pouvait être arrêté et détenu sans autre forme de procès. Étaient « suspects » les poèmes de Neruda et de Nazim Hikmet (ils étaient communistes), les romans de Tolstoï et Dostoïevski (ils étaient russes) et tout livre dont le titre comprenait un mot dangereux, comme Le Rouge et le Noir de Stendhal ou les Contes d'amour des samouraïs, un classique japonais du XVIe siècle. Par crainte des descentes de police impromptues, beaucoup de gens brûlèrent leur bibliothèque en allumant des bûchers dans leurs toilettes, et les plombiers furent soudain intrigués par une épidémie affectant les cuvettes des W.C (la chaleur du papier en train de brûler faisait craquer la porcelaine).
« Il a des enfants qui l'ont vu brûler ses livres » est la définition que donne l'écrivain German Garcia de la génération de ces gens qui furent tués, torturés ou contraints à l'exil.
Voici quelques années, au Musée archéologique de Naples, j'ai vu, serrées entre deux vitres, les cendres d'un papyrus récupéré dans les ruines de Pompéi. Il avait deux mille ans ; il avait été brûlé par le feu du Vésuve, il avait été enseveli sous un flot de lave – et je pouvais encore, avec une clarté étonnante, lire les lettres inscrites dessus.
Une bibliothèque est une entité en perpétuelle accroissement ; elle se multiplie sans intervention apparente, en se reproduisant au fil d'achats, de vols, d'emprunts, de dons, en suggérant des vides par association, en exigeant une quelconque complétion.
Toute bibliothèque est exclusive puisque, si vaste soit-elle, sa sélection laisse hors ses murs d'interminables rangées d'écrits qui, pour des raisons de goût, de connaissance, d'espace et de temps, n'ont pas été inclus. Toute bibliothèque évoque son propre fantôme ténébreux ; tout agencement suscite à sa traîne, telle une ombre, une bibliothèque d'absents.
Le pouvoir des lectures ne réside pas dans leur capacité à recueillir des informations, ni dans celle d'ordonner et de cataloguer, mais dans le talent avec lequel ils interprètent, associent et transforment leurs lectures.
[...]
Au XVIIe siècle, Gottfried Wilhelm Leibniz, le célèbre mathématicien, philosophe et juriste allemand, a déclaré que la valeur d'une bibliothèque n'était déterminée que par son contenu et l'usage qu'en faisaient les lecteurs, et non par le nombre de ses volumes ou la rareté de ses trésors.
[...] la classification numérique [...] de Dewey, celle qui fait ressembler les dos des livres à des plaques d'immatriculation sur des rangées de voitures en stationnement.
Dans la bibliothèque du Congrès, les intitulés par sujets comprennent quelques catégories étranges, telles que :
Recherches sur la banane
La reliure en peau de chauve-souris
Bottes et chaussures dans l'art
Les poules dans la religion et la folklore
Egouts : oeuvres complètes
Une bibliothèque privée, contrairement à un établissement public, offre l'avantage de permettre une classification fantaisiste et éminemment personnelle. Malade, Valery Larbaud faisait relier ses livres en des couleurs différentes selon la langue dans laquelle ils étaient écrits : les romans anglais en bleu, les espagnols en rouge, etc.