Je ne vous dit point que je vous aime, afin que vous m'aimiez ; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même : haïssez, méprisez l'amour, j'y consens ; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter mon coeur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai ; mais je désire de l'être : ôtez-moi ce désir ; c'est contre vous-même que je vous implore.
PHOCION
J’ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent.
HERMIDAS.
Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j'entends ce que vous voulez dire ; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas ?
PHOCION.
Il me répugnerait, sans doute, malgré l'action louable qu'il a pour motif ; mais il me vengera d'Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui, depuis qu'Agis est avec eux, n'ont travaillé qu'à lui inspirer de l'aversion pour moi, qu'à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C'est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu'il m'a fallu combattre, qui m'en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m'a rapporté d'après l'entretien qu'il surprit. Eh d'où vient tout le mal qu'ils me font ? Est-ce parce que j'occupe un trône usurpé ? Mais ce n'est pas moi qui en suis l'usurpatrice. D'ailleurs, à qui l'aurais-je rendu ? Je n'en connaissais pas l'héritier légitime ; il n'a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n'ont-ils donc pas ? Non, Corine, je n'ai point de scrupule à me faire.
Suis je fait pour être aimé ? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger ; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon coeur en un mot, ne pourrait rien pour le vôtre.
Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne ; mais toutes les âmes sont du même âge.
LÉONTINE.
Il n'y avait que vous dans le monde capable de m'engager à la démarche que je fais.
PHOCION.
La démarche est innocente, et vous n'y courez aucun hasard ; allez vous y préparer.
LÉONTINE.
J'aime à voir votre empressement ; puisse-t-il durer toujours !
DIMAS.
Eh ! Morgué ! Venez çà, vous dis-je ; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n'y a pas moyan de vous parler ; vous êtes toujours à chuchoter à l'écart avec ce marmouset de valet.
ARLEQUIN.
C'est par civilité, mon ami ; mais je ne t'en aime pas moins, quoique je te laisse là.
DIMAS.
Mais la civilité ne veut pas qu'en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué ! Le vin et l'amiquié, c'est tout un ; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c'est.
HERMIDAS.
Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître ; ainsi tu vois bien qu'il n'y a point de mal à tout cela.
ARLEQUIN.
Eh ! Pardi, il n'y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l'amour en passant, pour Agis. Eh bien ! Qu'est-ce ? Chacun prend ce qu'il peut : voilà bien de quoi ! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage ; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre cœur ; faites vos diligences pour en attraper un autre ; si on trouve le mien, je le donne.