Combien de temps me réveillerai-je encore avec, soudain, comme un orage qui brusquement obscurcit tout, un chagrin profond qui m'envahit ? Les images alors défilent, m'obsèdent, des souvenirs que je croyais atténués reviennent, je revois, pendant plusieurs heures, des gestes précis, j'entends des mots que je croyais oubliés, une intensité de tristesse que je pensais endormie se réveille. Le temps, les années ne m'ont pas encore usée, je ne suis pas morte de chagrin, j'ai, vaille que vaille parfois, survécu. J'ai peu à peu retrouvé mon rire, j'ai connu encore des moments heureux, j'ai appris à vivre avec ma blessure qui jamais ne cicatrise mais fait moins mal au fil du temps. Bien souvent encore, j'ai apprécié la vie et jamais je n'ai souhaité la quitter. Mais, après plusieurs années, la précision de certaines heures, une indicible horreur, des mots, des odeurs, des gestes reviennent, intenses brusquement de douleur réveillée. (p.79)
Elle n'avait jamais eu de nom. Ou peut-être tout le monde l'avait-il oublié. On l'appelait Kilissa, la Cilicienne, à cause de son origine. Elle était arrivée un matin, fière, désespérée, humiliée. Jamais elle n'évoquait son départ de là-bas, jamais elle ne parlait de son passé, personne ne savait quel regard, quelles pressions, quel marchandage l'avaient amenée sur les rives de l'Argolide. Elle était alors au bord de l'adolescence, seule, le ventre noué, elle ne comprenait pas un mot de la langue de la région où elle avait abordé. Elle était un objet parmi d'autres. Elle avait essayé de fixer, au plus profond d'elle-même, les couleurs, les visages, les gestes de ceux qu'elle ne reverrait jamais. Elle était une esclave. Elle n'était rien. Elle avait l'impression de disparaître peu à peu.
On l'avait conduite au palais du roi Agamemnon.