Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement, à petit feu, à petits pas, de chagrin et d'ennui ! Comme le coeur est lourd à porter en vos déserts ! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d'hiver.
C’est vers la fin du mois d'août que le drame a éclaté. Je parle de drame, mais ce n’est pas le mot qui convient. Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. On n’est pas heureux mais on se marre bien. Jaune, bien sûr, mais enfin. Et puis avouons-le, le malheur fait rire. Ce sont les hypocrites qui prétendent le contraire (d’ailleurs, ils gloussent en secret en contemplant le désordre du monde, nos grands humanistes).
Ma règle de conduite était simple : vivre le moins possible pour souffrir le moins possible. Pas très exaltant, peut-être, comme précepte, mais très efficace.
La rue Froidevaux était laide comme une salle d’attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l’on vient là pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des canettes de bière si misérables, si solitaires, dans l’urine, les confetti, les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d’un froid glacial, même au mois d’août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s’éternisait. Le lierre s’agrippait désespérément aux murs des cimetières, mais au fond, on sentait bien qu’il n’y croyait pas , et qu’il avait été placé là par les soins d’un décorateur neurasthénique. En été, les tombes reverdissaient, et le mur avançait imperceptiblement. J’entendais parfois des craquements, la nuit, et cela me donnait d’épouvantables crises d’angoisse. Pauvre imitation de la vie. Comme on se sentait seul dans ce désert. Rue froide. Avec tout ce que cela évoquait: chambre froide, morgue, cadavres abandonnés, jeunes filles à moitié pourries, mauves et vertes et blanches, veaux assassinés à coups de merlin, au petit matin, sous une pluie fine.
Dans cette rue, on avait toujours la sensation d'un froid glacial, même au mois d'août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s'éternisait.
A la place du verre de calva, je voyais une horrible tranche de veau froid, entouré de nouilles froides. Ma vie, là, devant moi.
Et Madame C. se tournait alors vers moi, elle me disait qu’elle avait peur de mourir étouffée ici, dans cette loge minuscule, qui lui laissait juste la place de respirer, entre ses plantes vertes et les photos en couleur de Luis Mariano, maintenant elle ne pouvait plus dépasser le deuxième étage lorsqu’elle montait le courrier, elle avait l’impression de descendre à la cave, d’être assaillie par des rats, de patauger dans l’humidité, sans doute le cœur, me répétait-elle tristement en passant sa main sur ses paupières boursouflées, en été je suis toujours fatiguée, il me faudrait changer d’air, je ne supporte plus Paris, la rue Froidevaux me donne la nausée, un autre ciel, ah oui la plage, ah la plage, quand j’étais petite fille ma mère m’emmenait à Biarritz, sur la jetée, on respirait alors, le Casino disparaissait sous les hortensias bleus, on y jouait des opérettes, quels décors, mon petit Adolphe, tu peux pas imaginer, enfin elle m’emmenait pas vraiment ma mère, elle suivait ses patrons, elle était domestique, mais l’hiver était très doux, là-bas, le ciel blanc, presque transparent, en décembre on pouvait se contenter d’une cotonnade légère, on mangeait des glaces à l’abricot, oui, j’ai vu trois fois « Le Pays du Sourire » avec maman, et les airs je les connais encore, oui, tu veux que je te les chante, mon petit Adolphe ?
Un terrible coup de coude m'a envoyé valser au milieu des couronnes mortuaires. La gamine s'est ruée vers la porte en éclatant de rire. "Vous êtes une limace ! m'a-t-elle jeté avant de disparaître, une grosse limace baveuse. On a envie de vous écraser." J'étais heureux quand même. Je souhaitais à cette petite fille tout le bonheur du monde.
La vie ne m’avait jamais paru aussi lente et atroce. Terrifiante. Le ciel prenait une vilaine couleur de foie de veau avarié.
Je m'enrhumais si facilement.Toute ma vie j'ai eu froid. Sauf quand mon père me prenait dans ses bras et me permettait de caresser son visage piquant de barbe.