Les tortionnaires et les régimes totalitaires le savent bien: pour dominer, soumettre et anéantir l’homme, il faut le réduire à son corps, l’attacher à ses besoins, empêcher que la pensée puisse emerger.
L’être humain est une personne incarnée : sans corps, elle n’existerait pas ; par le corps, elle est liée à la matérialité du monde. C’est pourquoi l’expérience du corps est toujours double : nous avons avec notre corps une relation qui est à la fois instrumentale et constitutive. Notre peau connaît et donne le plaisir de la caresse, de même qu’elle subit aussi la douleur de la brûlure du feu ou la morsure du froid. Notre corps magnifie la vie et ses possibilités, mais il proclame aussi notre mort future et notre finitude.
En fait, le corps humain est tout d’abord un « objet matériel » et, en tant que tel, il s’inscrit dans le « devenir » et dans le « paraître » – d’où son caractère apparemment insaisissable d’un point de vue conceptuel ou encore le refus, de la part de certains, de le prendre en compte comme un sujet philosophiquement digne d’intérêt. Mais il est aussi l’« objet que nous sommes » et, en tant que tel, il est le signe de notre humanité et de notre subjectivité – d’où l’intérêt de réfléchir sur celui-ci notamment lorsqu’on cherche à comprendre ce qu’est l’homme. C’est pourquoi soutenir que le corps est un objet n’implique pas nécessairement qu’il soit une chose comme les autres, sauf à envisager, au moins mentalement, la possibilité de s’affranchir de lui.
Le corps humain est, certes, un objet. Nous pouvons le contempler de l’extérieur et le mettre ainsi « à distance ». C’est le corps d’autrui : un corps parmi d’autres, mais qui ne cesse pourtant jamais de renvoyer à une présence différente de celle des autres objets matériels ; un corps qui donne accès à une image, à un paraître, et qui en même temps renvoie à l’être même de la personne qui se trouve devant nous. Mais c’est aussi notre corps : un corps-image que nous pouvons contempler dans un miroir ; un corps morcelé, lorsque nous regardons nos mains ou nos pieds ; un corps pourtant qui bouge lorsque nous bougeons et qui souffre et jouit lorsque nous souffrons et que nous jouissons.