Le quatrième sacrifice

En réalité, c'était uniquement parce qu'un paysan représentait une menace moins grande qu'un intellectuel instruit. Pour les dirigeants, les armes invisibles brandies par les professeurs étaient beaucoup plus dangereuses que les vrais couteaux ou les vrais fusils.

Elle se demanda ce qui clochait chez elle pour se sentir aussi bien avec les morts : à manipuler leurs organes disséquer leur cerveau, étudier le contenu de leurs intestins avec une assurance aussi détachée. Alors qu'avec les vivants, elle se sentait mal à l'aise, agressive, sur la défensive. Elle avait toujours rejeté la faute de ses échecs relationnels sur quelqu'un d'autre. Elle avait toujours été persuadée que ce n'était pas sa faute. Et si c'était sa faute, après tout ? N'était-ce pas elle pas la désaxée, qui préférait les cadavres aux vivants ? Toutes ces années passées à disséquer les morts ne lui avaient-elles pas volé sa capacité à nouer des liens avec les vivants ? Cette idée la déprima. p.94 et 95

- Je prendrai la même chose que madame.
La voix de Michael la tira de sa rêverie. Le barman s'éloigna pour préparer une autre vodka ; Michael se percha sur un tabouret, à côté de Margaret.
- Puis-je vous en offrir une autre ?
- Vous êtes donc au courant ?
- Au courant de quoi ?
- Trois vodkas et le premier venu m'aura.
- Une de plus pour madame, dit-il au barman.
Elle sourit.
- C'est faux, bien sûr.
- Oh, fit-il, en feignant la déception.
- Il en faut au moins quatre.

Le docteur Wang Xing, le médecin légiste de service au centre de détermination technologique criminelle de Pao Jü Hutong, était accroupi à côté du corps, une cigarette non allumée coincée entre les lèvres. Quand il se releva, il retira lentement ses gants tachés de sang et enjamba avec précaution un endroit où le linoléum était arraché et le parquet soulevé. Evitant la grande flaque de sang qui s’égouttait dans le trou et les éclaboussures caractéristiques laissées par les giclées de sang qui avaient jailli des carotides, il passa dans l’entrée. Il décolla délicatement la cigarette de ses lèvres et sourit :
- « Si tu veux conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdront… »
- Rudyard Kipling, dit Li.

Margaret en avait assez d'entendre parler de la culture et de l'histoire de la Chine. 
-- Peut-être qu'il est temps de regarder l'avenir au lieu de vivre dans le passé. C'est peut-être pour ça que l'Amérique est devenu le pays le plus puissant du monde.

- Vous croyez en Dieu ?
- Je ne sais pas en quoi je crois. La ténacité de l'homme, peut-être. Ou sa volonté de survivre, son talent à créer, sa propension à détruire. Je crois en l'Histoire, à laquelle nous participons tous à notre échelle. (P. 240)

- Vous êtes allée à Xian, voir l'armée de terre cuite ?
- Je n'ai pratiquement pas quitté Pékin, dit-elle en riant.
- Mais vous devez absolument les voir. Vous ne pouvez pas venir en Chine sans voir la huitième merveille du monde.
- Un groupe de figurine en céramique ?
- Oh, Margaret ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c'est ! Des milliers de guerriers, aussi grands que moi, parfois plus. Chaque pièce est unique, finie à la main. Chaque visage différent. Créés par des artistes, il y a deux mille deux cents ans. Le simple fait de se trouver parmi eux, de sentir leur présence, de les toucher, c'est être touché par l'Histoire d'une manière que je ne peux même pas vous décrire.

Et pourtant… un doute tenace subsistait. Un doute très léger, mais dont Li ne pouvait se débarrasser. Pourquoi Yuan avait-il bu la vodka bleue ? Pourquoi son assassin s’était-il tenu sur sa droite pour lui asséner le coup fatal alors qu’il s’était tenu sur la gauche d’au moins deux des autres victimes ? Pourquoi avait-il noué le cordon de soie à l’envers ?

Il fixa pendant plusieurs minutes, sans les voir, les feuillés étalées devant lui. Les victimes avaient toutes fréquenté la même école.
Pour la première fois, cette révélation jeta dans son esprit l’ombre d’un doute sur les conclusions de Margaret. Car les quatre hommes étaient inextricablement liés ; ils avaient été drogués avec la même substance ; ils avaient eu les poignets attachés avec le même cordon de soir ; ils avaient une pancarte autour du cou, avec leur surnom écrit à l’envers et barré d’une croix – les pancartes étaient numérotées en ordre décroissant, en partant du chiffre 6 ; ils avaient été décapités – les trois premiers avec un sabre en bronze – et le quatrième aussi, sans doute…

- Fais dégager l’endroit dès que le photographe aura fini. Il y a trop de monde ici.
- D’accord. Je crois que ça y est. Le doc est en train d’examiner le corps.
Qian entreprit de faire sortir tout le monde.