Citations sur La Nuit remue (125)
« l’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse. C’est pourquoi la continence, la maladie de l’excès de force, lui est spécialement intolérable. D’une façon ou d’une autre, il faut être vaincu.»
Mes occupations
Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre. D'autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J'aime mieux battre.
Il y a des gens qui s'assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l'agrippe, toc.
Je te le ragrippe,, toc.
Je le pends au porte-manteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le redécroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffe.
Je le salis, je l'inonde.
Il revit.
Je le rince, je l'étire (je commence à m'énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l'introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : "mettez-moi donc un verre plus propre".
Mais je me sens mal, je règle promptement l'addition et je m'en vais.
"En respirant"
Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma poitrine.
Peut-être pas l'Afrique, mais de grandes choses.
Le son d'un violoncelle, le bruit d'un orchestre tout entier, le jazz bruyant à côté de moi, sombrent dans un silence de plus en plus profond, profond, étouffé.
Leur légère égratignure collabore (à la façon dont un millionième de millimètre collabore à faire un mètre) à ces ondes de toutes parts qui s'enfantent, qui s'épaulent, qui font le contrefort et l'âme de tout.
EMPORTEZ-MOI
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, où si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans le troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leur sourire,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
Ma vie
Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules,
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
À cause de ce manque, j'aspire à tant.
À tant de choses, à presque l'infini...
À cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes.
1932
P.88
Mon royaume perdu
J'avais autrefois un royaume tellement grand qu'il faisait le tour presque complet de la Terre.
Il me gênait. Je voulus le réduire.
J'y parvins.
Maintenant ce n'est plus qu'un lopin de terre,
un tout petit lopin sur une tête d'aiguille.
Quand je l'aperçois, je me gratte avec.
Et c'était autrefois un agglomérat de formidables pays, un Royaume superbe.
MA VIE
Tu t'en vas sans moi, ma vie.
Tu roules,
Et moi j'attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t'ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l'apportes.
A cause de ce manque, j'aspire à tant.
A tant de choses, à presque l'infini...
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n'apportes.
Foi, semelle inusable, pour celui qui n'avance pas !
Le livre des réclamations
[...]
"Non !" dit la balle au chasseur.
J'en ai assez de vivre en carabine.
Alors, le chasseur la libère.
Et joyeuse, elle s'en va tuer quelqu'un au loin.
Les désastres s'appellent les uns les autres.
Et se racolent.
"Il y a du mal à faire ici."
Alors ils s'en viennent.
Chacun avec sa tête, même la guerre, même la mort
Et même la surdité qui n'entend rien,
Entend l'appel et vient occuper son siège.
Avez-vous vu un tigre sourd ?
Spectacle fameux,
L'air planant, embarrassé quoique calme,
il avance à travers la jungle.
D'où les gazelles s'éloignent en pouffant.
Tant qu'on demande aux griffes et aux crocs,
On ne peut leur demander d'entendre.
[...]
p.86
EN RESPIRANT
Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma poitrine. Peut-être pas l'Afrique, mais de grandes choses.
Le son d'un violoncelle, le bruit d'un orchestre tout entier, le jazz bruyant à côté de moi, sombrent dans un silence de plus en plus profond, profond, étouffé.
Leur légère égratignure collabore ( à la façon dont un millionième de millimètre collabore à faire un mètre) à ces ondes de toutes parts qui s'enfantent, qui s'épaulent, qui font le contrefort et l'âme de tout.