LES ÉMANGLONS
Mœurs et coutumes
Le travail est assez mal vu des Émanglons, et, prolongé, il entraîne souvent chez eux des accidents.
Après quelques jours d'un labeur soutenu, il arrive qu'un Émanglon ne puisse plus dormir.
On le fait coucher la tête en bas, on le serre dans un sac, rien n'y fait. Cet homme est épuisé. Il n'a même plus la force de dormir. Car dormir est une réaction. Il faut encore être capable de cet effort, et cela en pleine fatigue. Ce pauvre Émanglon donc dépérit. Comment ne pas dépérir, insomnieux, au milieu de gens qui dorment tout leur saoul ? Mais quelques-uns en vivant au bord d'un lac, se reposent tant bien que mal à la vue des eaux et des dessins sans raison que forme la lumière de la lune, et arrivent à vivre quelques mois, quoique mortellement entraînés par la nostalgie du plein sommeil.
Ils sont faciles à reconnaître à leurs regards vagues à la fois et insistants, regards qui absorbent le jour et la nuit.
Imprudents qui ont voulu travailler ! Maintenant il est trop tard.
VOYAGE EN GRANDE GARABAGNE - 1936
Ecce homo Henri Michaux
Qu'as-tu fait de ta vie, pitance de roi ?
J'ai vu l'homme.
Je n'ai pas vu l'homme comme la mouette, vague au ventre, qui file rapide sur la mer indéfinie.
J'ai vu l'homme à la torche faible, ployé et qui cherchait.
Il avait le sérieux de la puce qui saute, mais son saut était rare et réglementé.
Sa cathédrale avait la flèche molle.
Il était préoccupé.
Je n'ai pas entendu l'homme, les yeux humides de piété, dire au serpent qui le pique mortellement : « Puisses-tu renaître homme et lire les Védas! »
Mais j'ai entendu l'homme comme un char lourd sur sa lancée écrasant mourants et morts,
et il ne se retournait pas.
Son nez était relevé comme la proue des embarcations Vikings,
mais il ne regardait pas le ciel, demeure des dieux ; il regardait le ciel suspect,
d'où pouvaient sortir à tout instant des machines implacables, porteuses de bombes puissantes.
Il avait plus de cerne que d'yeux, plus de barbe que de peau, plus de boue que de capote,
mais son casque était toujours dur.
Sa guerre était grande, avait des avants et des arrières, avait des avants et des après.
Vite partait l'homme, vite partait l'obus.
L'obus n'a pas de chez soi. Il est pressé quand même.
Je n'ai pas vu paisible, l'homme au fabuleux trésor de chaque soir
pouvoir s'endormir dans le sein de sa fatigue amie.
Je l'ai vu agité et sourcilleux.
Sa façade de rires et de nerfs était grande, mais elle mentait.
Son ornière était tortueuse. Ses soucis étaient ses vrais enfants.
Depuis longtemps le soleil ne tournait plus autour de la Terre. Tout le contraire.
Il continuait à s'agiter comme fait une flamme brûlante, mais le torse du froid,
il était là sous sa peau.
Je n'ai pas vu l'homme comptant pour homme.
J'ai vu « Ici, l'on brise les hommes ».
Ici, on les brise, là on les coiffe et toujours il sert.
Piétiné comme une route, il sert.
Je n'ai pas vu l'homme recueilli, méditant sur son être admirable.
Mais j'ai vu l'homme recueilli comme un crocodile qui de ses yeux de glace regarde venir sa proie et, en effet, il l'attendait, bien protégé au bout d'un fusil long.
Cependant, les obus tombant autour de lui étaient encore beaucoup mieux protégés.
Ils avaient une coiffe à leur bout qui avait été spécialement étudiée pour sa dureté,
pour sa dureté implacable.
Je n'ai pas vu l'homme répandant autour de lui l'heureuse conscience de la vie.
Mais j'ai vu l'homme comme un bon bimoteur de combat répandant la terreur et les maux atroces.
Il avait, quand je le connus, à peu près cent mille ans et faisait aisément le tour de la Terre.
Il n'avait pas encore appris à être bon voisin.
Il courait parmi eux des vérités locales, des vérités nationales.
Mais l'homme vrai, je ne l'ai pas rencontré.
Toutefois excellent en réflexes et en somme presque innocent : l'un allume une cigarette ;
l'autre allume un pétrolier.
Je n'ai pas vu l'homme circulant dans la plaine et les plateaux de son être intérieur,
mais je l'ai vu faisant travailler des atomes et de la vapeur d'eau, bombardant des fractions d'atomes, qui n’existaient peut-être même pas,
regardant avec des lunettes son estomac, sa vessie, les os de son corps
et se cherchant en petits morceaux, en réflexes de chien.
Je n'ai pas entendu le chant de l'homme, le chant de la contemplation des mondes,
le chant de la sphère, le chant de l'immensité, le chant de l'éternelle attente.
Mais j'ai entendu son chant comme une dérision, comme un spasme.
J'ai entendu sa voix comme un commandement, semblable à celle du tigre,
lequel se charge en personne de son ravitaillement et s'y met tout entier.
J'ai vu les visages de l'homme.
Je n'ai pas vu le visage de l'homme comme un mur blanc qui fait lever les ombres de la pensée, comme une boule de cristal qui délivre des passages de l'avenir,
mais comme une image qui fait peur et inspire la méfiance.
J'ai vu la femme, couveuse d'épines, la femme monotone à l'ennui facile,
avec la glande d'un organe honteux faisant la douceur de ses yeux.
Les ornements dont elle se couvrait, qu'elle aimait tant, disaient
« Moi.
Moi.
Moi ».
C'était donc bien lui, lui, toujours l'homme, l'homme gonflé de soi,
mais pourtant embarrassé et qui veut se parfaire et qui tâtonne,
essayant de souder son clair et son obscur.
Avec de plus longs cheveux et des façons de liane, c'était toujours le même à la pente funeste, l'homme empiétant qui médite de peser sur votre destin.
J'ai vu l'époque, l'époque tumultueuse et mauvaise travaillée par les hormones de la haine
et des pulsions de la domination,
l'époque destinée à devenir fameuse, à devenir l'Histoire, qui s'y chamarrerait de l'envers de nos misères, mais c'était toujours lui, ça tapait toujours sur le même clou.
Des millions de son espèce vouée au malheur entraient en indignation au même moment
et se sentaient avoir raison avec violence, prêts à soulever le monde,
mais c'était pour le soulever sur les épaules brisées d'autres hommes.
La guerre ! l'homme, toujours lui, l'homme à la tête de chiffres et de supputations sentant la voûte de sa vie d'adulte sans issue et qui veut se donner un peu d'air,
qui veut donner un peu de jeu à ses mouvements étroits, et voulant se dégager, davantage se coince.
La Science, l'homme encore, c'était signé.
La science aime les pigeons décérébrés, les machines nettes et tristes,
nettes et tristes comme un thermocautère sectionnant un viscère
cependant que le malade écrasé d'éther gît dans un fond lointain et indifférent.
Et c'étaient les philosophies de l'animal le moins philosophe du monde,
des ies et des ismes ensevelissant de jeunes corps dans de vieilles draperies,
mais quelque chose d'alerte aussi et c'était l'homme nouveau, l'homme insatisfait,
à la pensée caféinée, infatigablement espérant qui tendait les bras.
(Vers quoi les bras ne peuvent-ils se tendre?)
Et c'était la paix, la paix assurément, un jour, bientôt, la paix comme il y en eut déjà des millions, une paix d'hommes, une paix qui n'obturerait rien.
Voici que la paix s'avance semblable à un basset pleurétique et l'homme plancton,
l'homme plus nombreux que jamais, l'homme un instant excédé,
qui attend toujours et voudrait un peu de lumière...
Printemps 1943
QUI JE FUS (1927)
L'ÉPOQUE DES ILLUMINÉS.
Quand le crayon qui est un faux frère ne sera plus un faux frère.
Quand le plus pauvre en aura plein la bouche, d’éclats et de vérité.
Quand les autos seront enterrées pour toujours sur les bords de la route.
Quand ce qui est incroyable sera regardé comme une vérité de l’ordre de « 2 et 2 font 4 ».
Quand les animaux feront taire les hommes par leur jacasserie mieux comprise et inégalable.
Quand l’imprimerie et ses succédanés ne seront plus qu’une drôlerie, comme la quenouille ou la monnaie d’Auguste l’Empereur.
Quand aura passé la grande éponge, eh bien ! sans doute que je n’y serais plus, c’est pourquoi j’y prends plaisir maintenant et si j’arrête cette énumération, vous pouvez la continuer.
Il ne faut pas se mettre en bras de chemise pour rompre une allumette, et le poteau indicateur reste dans son rôle en ne faisant jamais la route lui-même, et la vie est précieuse à qui en a déjà perdu 26 ans, et les cheveux tombent rapidement d’une tête qui s’obstine, et les pleurs ne viennent jamais que le travail une fois fini, et les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup.
Il faut toujours être en défiance, Messieurs, toujours pressé d’en finir, le jurer et remettre son serment en chantier tous les jours, ne pas se permettre un coup de respiration pour le plaisir, utiliser tous ses battements de cœur à ce qu’on fait, car celui qui a battu pour sa diversion mettra le désordre dans les milliers qui suivront….
p.16-17
LA RALENTIE
…
Oh! Fagots de mes douze ans, où crépitez-vous maintenant?
On a son creux ailleurs.
On a cédé sa place à l'ombre, par fatigue, par goût du rond. On entend au loin la rumeur de l'Asclépiade, la fleur géante.
…ou bien une voix soudain vient vous bramer au cœur.
On recueille ses disparus, venez, venez.
Tandis qu'on cherche sa clef dans l'horizon, on a la noyée au cou, qui est morte dans l'eau irrespirable.
Elle traîne. Comme elle traîne! Elle n'a cure de nos soucis. Elle a trop de désespoir. Elle ne se rend qu'à sa douleur. Oh, misère, oh, martyre, le cou serré sans trêve par la noyée.
On sent la courbure de la terre. On a désormais les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le sol, on ne trahit plus l'ablette, on est la sœur par l'eau et par la feuille. On n'a plus le regard de son œil, on n'a plus la main de son bras. On n'est plus vaine. On n'envie plus. On n'est plus enviée.
On ne travaille plus. Le tricot est là, tout fait, partout.
On a signé sa dernière feuille, c'est le départ des papillons.
On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.
On n'est plus pressée de savoir.
C'est la voix de l'étendue qui parle aux ongles et à l'os.
Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur.
…
p.217-218
EXTRAIT DE PASSAGES
DESSINER L'ECOULEMENT DU TEMPS
… Au lieu d’une vision à l’exclusion des autres, j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots, corde qui infiniment se déroule sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se présente du dehors comme du dedans.
Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls. Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque, le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine) le film impressionné qui a subi le jour.
Dessin cinématique.
Je tenais au mien, certes. Mais combien j’aurais eu plaisir à un tracé fait par d’autres que moi, à le parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds et à secrets, où j’aurais eu leur vie à lire et tenu en main leur parcours.
Mon film à moi n’était guère plus qu’une ligne ou deux ou trois, faisant par-ci par-là rencontre de quelques autres, faisant buisson ici, enlacement là, plus loin livrant bataille, se roulant en pelote ou ― sentiments et monuments mêlés naturellement ― se dressant, fierté, orgueil, ou château ou tour … qu’on pouvait voir, qu’il me semblait qu’on aurait dû voir, mais qu’à vrai dire presque personne ne voyait.
p.309
Sacha Guitry, Victor Hugo, Henri Michaux, Raymond Devos... Tous ces noms furent les auteurs de textes illustres, qu'André Dussollier convoque et ressuscite sur la scène des Bouffes parisiens depuis le 18 janvier. Rencontre avec cet acteur à trois césars et récompensé du Molière du comédien.
#theatre #cinema #andredussollier
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