– Les minutes ont du poids, constata-t-il, lumineux. Le temps a un poids. Pourquoi pas, après tout, puisque la lumière aussi en a un. Pour un bref instant, il s’imagina moustachu et les cheveux en bataille à la Einstein, puis, pour un autre bref instant en redingote pourpre et corsaire, rasé de près et le visage émacié, avec une perruque à la Newton.
Ensuite, lorsque l’horloge annonce leur destinée, elles se glissent l’une après l’autre vers la flèche de l’aiguille, comme un enfant chevaucherait une poutre qui penche vers d’abyssales noirceurs.
C’était un signe, bien sûr. S’il s’était rendu sur place pour constater qu’il ne s’agissait que du fade fruit de son imagination maladive, Seigneur, que se serait-il passé ?
Les travailleurs, effrayés, poussent le tronc. Les clameurs du garrotté se confondent avec les glapissements de la machine et Negrişor respire avec soulagement. La langue entame son retrait. Seulement voilà, la lame de la scie ralentit : elle a perdu plusieurs de ses dents. Modreanu a détaché une de ses mains… Ce maudit corps !
Une fois Negrişor secoué de terreur, le moteur pétilla de moins en moins, puis s’arrêta. La lame pour sa part exécuta encore quelques cabrioles et, exhibant enfin ses dents longues et acérées comme les défenses d’un sanglier, s’immobilisa, sinistre et figée comme un rictus.
Il se montrait particulièrement contrarié par l’indifférence des poutres suppliciées l’une après l’autre, en colère même : en lieu et place des cris légitimes des victimes, c’était le bourreau lui-même qui criait.
[Gib I. ] Mihăescu admirait les romanciers russes et lisait assidûment Proust, francophile comme tant d’autres écrivains roumains.
Face à lui Sari , qui s'était bien rendu compte que nombre de ses approbations ne correspondaient pas au sens des mots prononcés , continuait cependant à raconter , à la seule attention du coeur de Negrisor , son bonheur révolu dans sa langue incomprise , émue par son propre discours , d'une voix de plus en plus tremblante , les yeux de plus en plus humides ...