Inavouable

C'est comme chez Conan Doyle, si tu rayes l'ensemble des mauvaises solutions, celles qui restent, même les plus farfelues, doivent être justes.

Quoi qu'il en ait été, les portraits étaient excellents et le meilleur sans conteste celui d'Alexander Gierymski. Le Polonais était assis un peu en retrait. Vexé ou pensif, il jouait avec un verre de vin et observait le soleil d'été traverser le liquide et jeter des reflets carmin sur la nappe. Au premier plan, Renoir pérorait, Van Gogh et Gauguin trinquaient, Pissaro battait un jeu de cartes, Sisley, avec la mine risible d'un homme dupé par son propre déjeuner, tentait de rattraper la caille farcie qui glissait de son assiette.
Et, malgré tout, le regard était attiré par le Polonais ronchon, isolé, entouré par la tristesse, jouant avec le vin et la lumière.

Deuxièmement, l'indignation de la planète la faisait doucement rigoler. Elle était d'avis que l'histoire de l'humanité était une histoire de guerres, de bassesses, de cynisme et de cruauté. A ceci près que les vainqueurs présentaient leurs crimes sous les traits de l'héroïsme, d'un changement nécessaire et de lutte pour des lendemains qui chantent. Un certain temps s'écoulait, les vainqueurs changeaient et l'Histoire changeait également. C'était ainsi depuis des millénaires. Quel ennui !

- Wannsee ?
- Une conférence à Berlin au cours de laquelle les dirigeants allemands ont planifié les détails de la solution finale. Himmler n'y était pas, mais la conférence a été planifiée à son initiative.

- Himmler ? Le bras droit d'Adolf ? L'idéologue en chef du Troisième Reich? Le dingue à l'origine de ce mambo-jambo mystique ?
Stammers acquiesça.
- Himmler. Le gars qui a inventé le Lebensborn, cette espèce de procréation entre Aryens purs, c'est ça ? Et l'idée d'éradiquer les Juifs, les Tsiganes, les Polonais et tous ces autres peuples de l'Est dont personne ne sait jamais comment qu'ils s'appellent ?
Stammers acquiesça.
- Himmler. Le gars qui a inventé la Shoah, la solution finale, les fours ? Le gars qui a ordonné la construction d'Auschwitz et tutti quanti ?

Les journalistes en revanche, même s'ils se moquaient d'Arthur, de ses plaisanteries gauches, de son manque de perspicacité et de sa manière de masquer sa gêne par un ton candide de premier de la classe, l'adoraient. Parce qu'à une époque où leurs collègues cherchaient du travail ou s'occupaient de recopier ce que leur soumettaient des politiciens ou des lobbyistes des grandes corporations, Ochs junior répétait : "Je crois au journalisme. Je crois qu'une bonne information objective se défendra quoi qu'il arrive, que les gens en auront toujours besoin et qu'ils voudront payer pour elle." Un chevalier errant ? Peut-être. Ce qui ne changeait rien au fait qu'au Times, les journalistes faisaient du journalisme. Combien de rédactions sur la planète peuvent aujourd'hui prétendre la même chose.

L'Amérique des médias était divisée au sujet d'Ochs Jr. Pour les technocrates et autres hommes d'affaires à tête dure, c'était l'archétype du gentil imbécile. Ils estimaient que Ochs ne comprenait pas l'économie du XXI°siècle, qu'il ne savait pas optimiser ses profits, réduire ses coûts et que, de manière générale, il ne saisissait pas que l'époque du journalisme était révolue, remplacée par le temps des ragots produits à bas coûts, repérés et recopiés à tort et à travers à partir de Facebook et autres Twitter, des ragots auxquels on donnait un semblant de noblesse en les imprimant sous le logo du Washington Post ou du Wall Street Journal. Ces hommes estimaient -à juste titre peut-être - que n'importe quel autre modèle de fonctionnement était vouée à la faillite et que c'était vers cette faillite qu'Ochs conduisait son Times.

Le New-York Times est un très bon journal et une société très étrange. La première de ces affirmations n'a pas besoin d'être expliquée. Le journal est bon parce que de bons journalistes y écrivent de bons articles. Un point, c'est tout. La seconde nécessite déjà une note. En l'occurrence le Times, l'un des plus grands journaux et certainement l'un des plus célèbres du monde, est une entreprise familiale. Depuis la fin du XIX°siècle, ses rédacteurs en chef, soit dans les faits les seigneurs de ce royaume de la presse, sont les héritiers successifs de la famille Ochs.

Les puissances économiques et le milieu des affaires avaient toujours profité de la guerre, plus d'un livre sur le sujet avait déjà été écrit par les historiens. Aujourd'hui, il était même permis de dire à voix haute que l'engagement des Etats-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale avait été davantage motivé par des enjeux économiques que par l'envie de faire régner la paix sur la planète. Les dirigeants américains avaient estimé - et à juste titre, bien que ça puisse paraître cynique- que seule une telle action allait sortir le pays de la crise pour de bon. Ils avaient jugé que sacrifier trois cent mille soldats valaient bien le bonheur de plus de cent millions de citoyens américains.
C'était un autre temps, une autre morale, une autre perception d'un conflit armé.

Si c'est vrai, songea Stammers, alors "le pays des libres et des braves" a participé au déclenchement d'un conflit qui allait coûter la vie à plus de soixante-dix millions d'êtres humains, dont près de cinquante millions de civils.