Citations sur La terre invisible (43)
"Pourquoi vous faites ces photos ?"
Je restai silencieux, il n'insista pas. La question ne m'était pas destinée. Elle n'avait été ni murmurée ni posée à haute voix, on aurait dit un souffle de vent échappé de vents déchaînés et lointains, nous frôlant à peine et continuant sa course à travers le champ.
Je pris la photo. La lumière de fin d'après-midi était éclatante sur les briques au-dessus d'eux. J'allais partir mais la femme me fit signe d'attendre, parla à l'oreille du garçon et retourna dans la maison. Elle revint avec une photographie encadrée. Elle reprit sa place à côté du garçon et porta la photographie contre sa poitrine. Dessus je ne distinguais qu'une silhouette devant une table. Le garçon passa les mains dans ses cheveux. La femme me souriait et je fis semblant d'appuyer sur le déclencheur. La femme inclina deux fois la tête et je retournai vers la voiture.
Cette nuit encore les morts poussèrent avec leurs jambes grises. Avec les hommes de Collins j'essayais de retenir la bâche. C'était impossible, personne n'avait assez de force mais personne n'avait besoin d'aide, sauf moi. Il me semblait qu'O'Leary n'était pas loin derrière moi et je me demandais pourquoi il ne posait pas son fusil et ne venait pas m'aider. Je me demandais, puisque les morts n'en voulaient pas, pourquoi personne parmi nous ne pensait à lâcher la bâche et à rentrer chez soi.
Je photographiais trois familles d'un village qui comptait une dizaine de maisons et des lupins par milliers. Je n'en avais jamais vu autant. On eût dit qu'ici, quand il pleuvait, c'étaient des graines de lupin. Dans la dernière maison, l'homme portait le haut de sous-vêtements militaires. Par instants il souriait, mais son sourire à lui était indéchiffrable. Des sous-vêtements comme ça j'en avais vu sur les cadavres. Sa femme nous donna du pain qu'elle venait de cuire. L'homme et ses enfants nous raccompagnèrent à la voiture. O'Leary roula sur des centaines de lupins. Les enfants essayaient d'attraper les graines qui éclataient et s'envolaient de leurs coquilles.
Il se tut, et dans un murmure :
"Alors pendant qu'ils creusaient à quelle vitesse battaient leurs coeurs ? "
Longtemps après, alors que nous approchions du pont et de la voiture, j'entendis un mot prononcé dans un souffle et je pensai qu'il se murmurait une réponse à lui-même, qu'il venait de dire oui à une interrogation personnelle. Et, au moment où je me souvenais de ma question, il murmura en même temps qu'un sanglot :
« Oui, monsieur, on pourrait essayer. »
(...) je me souvenais de l'avoir pris en photo devant la voiture quelques jours avant son départ, et je me demandais si quelqu'un à part moi, en regardant cette photo, lirait dans son regard ce qu'il avait vu. Au moment où je déclenchait, il avait l'air heureux, il rentrait chez lui.
O'Leary tirait frénétiquement les gros bois à lui, les jetait et recommençait, et soudain le bras émergea en entier, la tête apparut et le haut du corps sortit de l'eau comme si du fond du fleuve on l'avait poussé et aussitôt lâché. Le cadavre retomba sur le ventre, il flotta sur place un moment et faillit se retourner, mais heureusement s'en alla lentement entre les deux coques en emportant avec lui le reste des bois, puis il passa entre les étraves, s'éloigna dans le courant à la vitesse du fleuve et bientôt disparut.
J'étais assis derrière Collins et nous vîmes s'approcher au ralenti un lac d'un bleu intense, et sur la berge deux Allemands côte à côte gisaient sur le dos, les vestes d'uniforme retroussées leur dévoilant le ventre, et derrière eux le lac si intensément bleu et calme ne semblait faire partie ni du ciel ni de la terre.
La lune flottait au-dessus flottait au- dessus de nous. A force de la regarder elle se troubla.