L’incapable
Peut-être n’es-tu plus « capable » ? Ou ne l’as-tu jamais été ? Capable de boire ton café comme si tu buvais ton café. Capable de conduire ta voiture comme si tu conduisais ta voiture. Capable de marcher dans la rue comme si tu marchais dans la rue. Les choses se sont défaites. Se sont ouvertes. La vie a submergé ta vie. La réalité s’est déversée par-delà les digues de ta réalité. Tout cela est très « quotidien » et ne fait pas de toi un acrobate, un funambule. Pas même un fou. Juste un locataire hébété de toi-même. Un voyageur immobile de tous les voyages possibles. Mais depuis quand ? Le premier jour ? La première heure ?
Tu attends que ce buisson avoue sa logique. Qu’il irrigue ton cerveau de son électricité. L’éclaire d’une étincelle. Mais les ronces se multiplient sans que rien ne devienne plus évident. Es-tu un autre genre de buisson ? Contiens-tu l’électricité manquant à ces roncières qui prolifèrent dans le noir et retiennent à leurs épines des lambeaux de ton rêve ? Es-tu connecté à l’expansion de leur innocence épineuse par la saveur messagère de quelque baie ?
De ta fenêtre d’hôtel, tu vois une maison jaune coupée en deux par l’océan. Le jour hésite. Trébuche. Comme les nuages, les oiseaux. Mais ça ne se remarque pas. Toi, tu ne peux le cacher. Tu vis dans le creux aveugle de cette hésitation. Tu es cette hésitation. Ton corps est un flottement. Tu hésites entre deux mots. Entre deux rues. Entre deux trains. Entre deux désirs, deux émotions, deux sensations. Tu hésites à dormir la nuit. À sortir le jour. À regarder avec tes yeux. Marcher avec tes jambes. Penser avec ta tête. Il y a des murs qui s’écroulent entre tes mots. Des villes qui se dissolvent entre tes rêves. Des pays. Des continents. Le proche et le lointain mélangent en toi leurs idiomes. Rien n’est clos, arrêté, fixé. Rien n’est fait en toi. Tu viens de naître. Comme chaque jour. À chaque instant. Non, rien n’est fait. Ni le temps. Ni l’espace. Ni l’amour. Ton premier café passe dans son filtre. Son odeur arrive pour la première fois à tes narines. La première tranche de pain est encore chaude. Ton cœur hésite. Trébuche. Bat pour la première fois.
Dans ce cercle d'encre et de vertige
Je ne sais si ce lieu existe ni si les actes que j'y accomplis sont de l'ordre du rêve ou de la réalité. Je doute même, parfois, que le héros de ces pages soit moi ou quiconque. Pourtant je ne puis douter de la cohérence de ce qui s'y passe. Chaque geste qui me vient dans ce cercle d'encre et de vertige est le fruit d'une logique indubitable mais qui ne frappe la pensée qu'au moment où elle la met en acte.
D'ailleurs tout ici n'est fait que de cette surprise. Le héros du roman ne s'éveille qu'à l'instant où je me quitte et doute avec lui de mes plus banales sensations. Alors j'entre dans l'ombre de la page et à ma place se profile quelqu'un que je ne connais pas, quelqu'un d'étranger à ce qui me fait vivre, indifférent à mes raisons comme à mes craintes. Ce personnage poursuit un but que j'ignore avec une assurance que je n'ai jamais eue. S'il lui arrive de douter c'est que je reviens à moi et ne suis donc plus en mesure d'écrire.