Pour parfaire le tableau, la planète était assaillie par un minuscule virus qui semait un indescriptible affolement dans une époque déjà anxieuse, de banquise fondante, forêts en feu, fausses vérités et crispations identitaires.
Elle avait eu la vie ordinaire d’une femme ordinaire de sa génération. Me poussaient des bourgeons de colère : le concept de femme puissante condamnait les autres à un silence penaud.
Peut-être a-t-on besoin du silence du monde pour voir l’invisible.
Odette Froyard ne se rebellait pas. Née ne 1917, elle avait eu vingt ans sous le Front populaire, trente ans à la Libération quand les femmes furent enfin autorisées à voter, cinquante en 1968 lorsqu'une révolte juvénile arracha d'autres libertés. Elle paraissait pourtant avoir arpenté un chemin parallèle à l'histoire, sans jamais bénéficier des avancées gagnées par d'autres.
Convoquer les scènes du passé amenait souvent à ne recueillir que l’amère conscience de l’oubli, ennemi visqueux au goût métallique de limaille.
Je me figurais la mémoire comme un minerai souterrain à dégager à mains nues ; j’étais à l’entrée de la mine et je la savais profonde. C’était mon travail de l’explorer.
Les souvenirs remontaient à la surface comme de minuscules bulles de gaz. J'en guettais patiemment la survenue pour les cueillir à l'instant de leur éclatement. Ils semblaient flotter dans les marges mentales et n'en émerger qu'avec l'espoir d'être sauvés, promeneurs désorientés loin du chemin principal, pâles et épuisés, ultimes rescapés d'un monde perdu. Ou bien en étaient-ils les ruines, les tout derniers fragments des toutes dernières ruines.
C'était comme ça. Labeur et routine semblait la définir toute entière. Elle était une machine redoutablement efficace. Chacun sait que la lutte contre la poussière est vaine, que toujours elle retombera sur nos vies.
Il n'y a de femme invisible que pour ceux qui regardent mal.
Pour tous, elle était, avant tout, sa femme. C'était plus qu'un statut social : une définition.