Etait-ce le temps qui s’écoula plus vite ? La fatigue et l’âge qui engourdissaient leurs membres ? L’oracle l’avait prédit. La nuit s’engouffra par la toiture béante. La lune éclaira l’intérieur du temple de sa lueur blafarde. La vision s’évanouit dans la brume du temps. Le village était à nouveau vide.
Le corbeau s’envola et se posa sur le corps d’Eogan.
Les vieilles femmes portaient les fagots de joncs et les poutrelles. Comme tant d’autres avant elles, elles répétaient les gestes et disaient les paroles sacrées. Si l’une d’elles venait à trébucher ou à laisser tomber sa charge, la mort l’attendait, inéluctable. C’était ainsi depuis bien des nuits et jamais, il n’en fut autrement, sauf cette année-là…
Pourtant les rituels restaient les mêmes. Comme chaque année avant Samain, elles devaient reconstruire le toit de leur temple avant la tombée du jour.
Le corbeau cilla et la vision se précisa.
Eogan voyait se dérouler la longue histoire du sanctuaire, ses reconstructions, les tempêtes, les incendies, les neuf magiciennes dans leurs chaumières, l’arrivée des Romains et des nouvelles croyances. L’oubli peu à peu, et la vieillesse. La plus jeune nouant ses cheveux gris. Plus d’offrandes sur les barques rituelles, plus personne sur le rivage pour s’accoupler avec elles.
Une bourrasque se leva. L’île et la mer alentour se couvraient de brouillard. Le corbeau attendit, fixant le temple de son œil jaune.
Le temps d’avant venait à lui. Le passé et le présent ne faisaient plus qu’un.
Il déploya ses ailes et monta vers la lune. Il survola l’océan, le curach où somnolait le marin, plana sur l’île, effleurant Fergus au passage. Enfin, il se posa sur le toit d’une des neuf maisons, ébouriffant son plumage.
Eogan regarda ses jambes, elles étaient devenues des serres. Ses bras et ses mains avaient disparu. Il était plumes noires, œil jaune, bec et griffes. Il était corbeau. Bran. Bodb. Connaissant le passé et l’avenir. Oiseau sacré, attribut du dieu Lug. Le temps du rêve était revenu.
Des silhouettes blêmes dansaient autour d’Eogan. Robes pâles et longs cheveux. L’une d’elles se pencha vers lui, murmurant à son oreille des mots qu’il ne comprit pas. Puis tout s’effaça.
Tourbillons de sable sur la grève, brume, ombres sur les vagues. Il rêvait et son rêve ondoyait, se déformait, se tranchait, puis se reformait.