L'Amour conjugal

Il y a toujours dans dans les succès remportés en famille, entre personnes que l'affection rend indulgentes et partiales, quelque chose de faux et d'humiliant. Une mère, une soeur, une femme sont toujours disposées à nous reconnaître la valeur que les autres nous refusent obstinément, mais en même temps leur louanges ne nous suffisent pas et nous paraissent plus amères qu'une condamnation ouverte.

Ce qui me nuisait le plus dans mes débuts sentimentaux et artistiques c'était justement cet enthousiasme trop facile, aussi prompt à s'enflammer que rapide à s'éteindre. Que de fois, pour un baiser arraché à des lèvres boudeuses, pour deux ou trois pages écrites d'un jet, me sembla-t-il avoir trouvé ce que je cherchais. Mais avec la femme je glissais tout de suite à un sentimentalisme verbeux qui l'éloignait finalement de moi ; et sur la page que j'écrivais je me perdais en sophismes ou dans une abondance de mots à laquelle m'entraînait la langue toscane, si facile qu'elle semble pour ainsi dire s'écrire toute seule. (...) Je m'apercevais alors qu'en réalité j'avais moins aimé et écrit que voulu aimer et écrire.

Aimer, cela veut dire, entre bien d'autres choses, trouver du charme à regarder et à observer la personne aimée... cela veut dire encore ne pas comprendre, car s'il est vrai qu'il y a une force d'amour qui implique la compréhension, il en est une autre, plus passionnée qui aveugle sur la personne aimée.

La lune éclairait son visage et je vis alors qu'il était convulsé par cette grimace que j'avais remarquée d'autres fois : la bouche entrouverte en un rictus moitié de dégoût, moitié de désir, les yeux exorbités, le menton en avant. Et tout son corps confirmait la grimace en une contorsion violente qui ressemblait à une sorte de danse.

- Tu as voulu nous représenter, toi et moi, n'est-ce pas?
- Oui, d'une certaine façon...
- Eh bien ! tu l'as fait d'après des conceptions erronées ; je veux dire qu'on sent que lorsque tu as écrit le roman, tu ne nous connaissais pas assez bien, ni moi, ni toi-même. Peut-être pour parler de nous deux et de nos rapports était-ce trop tôt... moi surtout, tu m'as représentée comme je ne suis pas, trop idéalisée...
- Et alors?
- alors, rien... je pense que dans quelque temps, quand nous nous connaîtrons mieux, il faudra comme tu le disais hier soir, que tu reprennes ce roman... et je suis sûre que tu feras une belle chose !...

Je pouvais maintenant la voir grimper la pente du coteau, vers l’aire sur laquelle surgissait la masse arrondie des meules. Elle s’agrippait aux buissons, penchée en avant, glissant et trébuchant, et dans son visage tendu et avide, aux yeux dilatés, dans les gestes de son corps, je reconnus de nouveau sa ressemblance avec une chèvre qui grimpe pour brouter. Et puis, comme elle arrivait en haut de la montée, une silhouette d’homme sortit de l’ombre, se pencha, la prit par le bras et la tira presque de tout son poids... Cette fois je compris tout.

Il faut tout d’abord que je parle de ma femme. Aimer, cela veut dire, entre bien d’autres choses, trouver du charme à regarder et à considérer la personne aimée. Et trouver du charme non seulement à la contemplation de sa beauté mais encore de ses défauts, qu’ils soient rares ou non. Dès les premiers jours de mon mariage, j’éprouvai un inexprimable plaisir à regarder Léda (c’est ainsi qu’elle se nomme)...