Pour vous servir

Nathalie, responsable des ressources humaines de la maison princière, m'accueillit un lundi matin dans l'hôtel particulier de Mohammed pour un "rapide tour d'horizon". Mille cinq cents mètres carrés, deux heures de visite. Les papiers peints disparaissaient sous les tableaux de maître, montagnes, fleuves, ruisseaux, champs et ponts, campagnes, bords de mer et soleils levant, tous peints entre 1850 et 1900 (la période favorite du Prince). Malheureusement, l'étage du personnel lui aussi était resté bloqué au XIXe siècle. La chambre que j'étais censée habiter était dégoûtante, minuscule et sombre. Quand à la salle de bains, elle était sur le palier, à partager avec un cuisinier prénommé Jordan.
- Ne vous inquiétez pas, nous arrangerons cela, promit Nathalie lorsque je lui demandai s'il était habituel, dans la maison princière, de ranger les ressources humaines dans le placard à balais.

Susan Coldenbing, la mère de Madame, était respectée pour son grand âge, son courage et son franc-parler. En 1942, elle avait abandonné les bals de la bonne société et quelques uns des meilleurs partis d'Angleterre pour soigner les blessés revenus du front. Un demi-siècle plus tard, Lady Susan gardait de sa mobilisation un souvenir précis, son permis-ambulance et un dent contre la pays de Goethe.(...)
Heinrich von Basenkramp-Bofmeister, dit BOF, était un businessman bredouilleur, ventru et moite dont la fortune avait bizarrement quadruplé entre 1939 et 1945. Pour Lady Susan, c'en était trop : la vieille souche allait voir de quel bois on se chauffait, à Londres.
- Mes hommages chère Madame, c'est un véritable plaisir de vous rencontrer dans d'aussi heureuses circonstances, bégaya l'oncle, qui ne se méfiait pas.
- A qui le dites-vous ! Jadis, l'un de nous deux serait sans doute reparti les pieds devant.
Après un léger temps mort, l'oncle continua, pas certain d'avoir bien entendu.
- Le cocktail est somptueux, n'est-ce pas ?
- Mouiiii... Ça change des ragondins dont on dînait chez nous en Grande-Bretagne, à cause du rationnement et des bombardements de vos...

Très tôt, j'associai ennui sévère et classe ouvrière ; j’imputai la morosité et la triste platitude de notre quotidien à leur condition de prolétaires, à la pénibilité de leur travail, à la dure loi de leurs patrons. J'en conclus qu'un pauvre heureux, cela ne pouvait pas exister.
Dans mon esprit, l'échelle sociale menait droit au bonheur. Tout en bas, il y avait les ouvriers, les manœuvres, les sans-grades, pour qui la joie était un fruit défendu. Juchés sur leurs épaules, les employés accédaient péniblement aux miettes du buffet. Les classes moyennes se régalaient davantage et ainsi de suite jusqu'aux nantis, qui seuls se trouvaient à bonne hauteur pour se gaver du plaisir de vivre.

çà ne rate jamais : les VIP les plus courtois sont aussi les plus brillants. Inversement, ceux qui jettent leur manteau pour que je le ramasse, ceux qui ne remercient jamais et tous ceux qui malgré les années ne connaissent toujours pas mon prénom, sont aussi les plus bêtes. Ils ont hérité. Ils ont gagné par hasard. Ils ont grimpé pas filouterie. Leur mérite est ridicule, alors ils gesticulent, ils snobent, ils se hissent. Ils se prennent pour des géants, ce sont des farfadets.

Elle était d'une élégance saisissante et surannée, presque émouvante.
On aurait dit la vieille dame dans Babar, roi des éléphants.
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"Au milieu des années 70, nous les enfants du deuxième étage avions un bon mètre cube de Pif Gadget caché sous le matelas et des plans de carrière assez précis. Mon frère se voyait déjà zoologiste et ma sœur professeur de français, personnellement je visais le poste de princesse, au pire celui d'ambassadrice de l'ONU, un de ces boulots où l'on parade avec une rivière de diamants en attendant de sauver l'humanité. Nos parents rêvaient comme ils vivaient, petitement. Puisqu'elle aimait les lettres, ma sœur fut poussée à la Poste et mon frère au CHU, brancardier. Quant à moi, je quittai la maison à l'âge de dix-neuf ans sans autre ambition que de m'amuser un brin. Après tout j'en avais le droit; avec mon bac+1, j'étais officiellement sortie de la classe ouvrière. Au recensement de 1982, je cochai la case "employé(e)" avec un soulagement secret - sténodactylo c'était moins bien que princesse mais plus drôle que prolotte".

Le gotha a cela de particulier qu'il préfère l'ombre ; il n'aime guère être connu de ceux qui n'en font pas partie. Cette brume de mystère le protège mieux que le plus fidèle portier . Dans l'obscurité , quels étrangers au club pourraient en trouver l'entrée? Qui parmi les modestes , les mensualisés pourrait deviner l'ampleur des privilèges à travers la fumée? Ainsi chacun reste à sa place, toujours les mêmes dedans, toujours les mêmes dehors.

De temps en temps, Madame aimerait bien rouler son personnel ensanglanté dans un tapis. Pourquoi ? Mais parce que la gouvernante est le témoin de tout, même du pire ! Elle lave à plein temps le linge sale de ses patrons et ça finit par le dégoûter, et ça finit par les humilier.

Vous avez lu ça Françoise ? C’est une journaliste de Libération qui raconte le quotidien des femmes de ménage, vers Lille, Dunkerque, par là-bas… Intéressant, hein, mais dur, vraiment dur. Toutes ces nanas seules avec leurs enfants, qui triment toute la journée la serpillère à la main, sans horaire… Vous imaginez l’horreur ?
- Très bien Monsieur

Parler avec mademoiselle Chausson, c'était comme embarquer avec un chauffeur de taxi aveugle et alcoolique : on ne savait jamais où, ni dans quel état, nous allions arriver