Citations sur Le bonheur n'attend pas (90)
Combattre des rivaux encore plus énormes et dangereux que lui est son quotidien. Mais, contrairement à d’autres poissons d’Amérique du Sud, plus il devient gros, plus il devient féroce, si bien que dans les eaux mouvantes de l’Amazone, son habitat naturel, il peut atteindre les trente livres et devenir un adversaire digne de Moby Dick.
Les femmes allaient le consulter de plus en plus jeunes, demandant des seins plus hauts, des cuisses plus fines, un nez comme telle présentatrice ou des lèvres enflées comme par une piqûre d’abeille, pour imiter telle starlette. Avec des manières aussi douces que la peau qu’il recréait, il les satisfaisait toutes. Il injectait, tirait, remplissait et lissait. Parfois, il modelait et remodelait les mêmes personnes au fil des ans, jusqu’à les faire ressembler à une version surprise d’elles-mêmes dix ans plus tôt.
Quand il la regardait ainsi, elle arrivait encore de temps en temps à recueillir une brève image de ce qu’elle éprouvait autrefois pour lui. Un écho de ce que c’était d’être liée à quelqu’un pour qui on n’éprouvait ni irritation, ni ressentiment sourd, mais gratitude et impatience, ainsi qu’un appétit sexuel qui ne s’éteignait pas. Il était toujours beau : elle pouvait le regarder d’un point de vue esthétique et voir qu’il était de ces hommes qui vieillissent bien. Il n’y aurait ni bedaine, ni calvitie naissante. Il resterait droit, raide, les seules marques du temps se résumant à un grisonnement discret et quelques rides séduisantes.
Depuis un an, elle était devenue experte pour évaluer l’état des autres couples. Elle savait reconnaître les sourires crispés des épouses, les remarques acerbes, le regard vide des hommes. Parfois, elle était rassérénée de voir un couple beaucoup plus malheureux qu’eux, parfois cela la rendait triste, comme si cela prouvait que cette colère sous-jacente, cette déception, était inévitable pour tout le monde. Le pire restait d’avoir affaire à ceux qui étaient toujours amoureux. Pas ceux qui venaient de se rencontrer – Suzanna savait que l’enthousiasme des débuts finirait par s’émousser –, mais ceux qui semblaient s’être liés plus profondément après des années de relation, comme si le temps passé ensemble avait resserré leurs liens.
Pour les filles comme moi, qui venaient de familles respectables, et qui n’avaient pas les mœurs légères, l’époque était assez déroutante. Il y avait les filles qui le faisaient, et celles qui ne le faisaient pas. Et je ne savais jamais à quelle catégorie j’étais supposée appartenir. (Bien que j’aie failli le faire, avec Tom. Plusieurs fois. Il était très gentil là-dessus, à bien y repenser, même quand je lui ai annoncé que je préférais rester vierge toute ma vie.)
Il remarqua, pendant qu’elle versait le liquide, que pour une bouteille neuve, le niveau avait baissé rapidement. Elle resta le dos tourné quelques minutes. En temps normal, Douglas se serait approché, lui aurait posé la main sur l’épaule pour la consoler, lui aurait murmuré quelques mots d’amour.
En réalité, ces dernières semaines – même s’il évitait d’y penser –, Athene s’était montrée plutôt exigeante. Il ne savait jamais sur quel pied danser : un instant elle était séductrice, s’accrochait à lui, essayait de le charmer pour qu’il accepte un de ses projets extravagants, l’instant suivant elle était froide, distante, explosait de rage et lui reprochait de l’étouffer. Il n’avait pas osé l’approcher dans l’obscurité. Il portait encore la cuisante blessure de ce jour où elle l’avait repoussé physiquement en le comparant à « un animal baveux ». Il leva les yeux vers le portrait de son épouse souriante.
Pendant la première année de son mariage, il avait souvent découvert que son dîner consisterait en un bol de céréales ou une tranche de pain avec du fromage. Athene était tout sauf une fée du logis, et après quelques repas carbonisés, elle avait renoncé à faire semblant. Récemment, sans en informer sa mère, il avait recruté Bessie, qui vivait depuis longtemps sur le domaine, pour remplir leurs placards et mettre de temps à autre une tourte ou un ragoût dans le réfrigérateur.
Les jeunes gens pouvaient se montrer si écervelés ! Ils n’avaient aucune considération pour ce que les générations précédentes avaient dû endurer. Le monde devenait de plus en plus égoïste, et malgré l’amour viscéral qu’elle éprouvait pour son fils unique, elle était à présent emplie de fureur devant son manque d’empathie, sans parler de sa femme aussi scandaleuse qu’incapable, et de toute sa génération.
Les jeunes, ça ne les intéresse pas de labourer, de creuser. Ils n’ont pas envie d’être dehors par tous les temps à arracher les mauvaises herbes et épandre du fumier. Ils veulent aller en ville, écouter de la musique pop et je ne sais quoi.