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Critique de enjie77


« La nuit était calme, le train s'ébranla sans bruit. Quelques instants plus tard, nous laissâmes le pont derrière nous et poursuivîmes, dans la nuit étoilée, notre voyage vers un monde où personne ne nous attendait. Pour la première fois de ma vie, j'éprouvai un terrible sentiment d'angoisse. Je venais de comprendre que j'étais libre. Je fus saisi de peur. »

Il existe des découvertes littéraires qui s'impriment durablement dans la mémoire d'une lectrice. C'est exactement ce qu'il m'est arrivé dès les premières pages de ma lecture et comme les mots me manquent pour définir mon ressenti, je retranscris une critique du magazine LIRE :

« Marai ? C'est la littérature en manteau de vison, la petite musique d'une écriture mozartienne, l'élégance d'une aristocratie de l'esprit ».

Sandor Marai est doué, sa prose est percutante, talentueuse. Mais sa plume est aussi redoutable, ironique, mordante, d'une analyse sans concession des travers de l'être humain.
Sa façon de brocarder le monde politique comme ses semblables plus opportunistes les uns que les autres, sont des instants savoureux malgré la sombre période. Son observation, sa justesse de ton et sa clairvoyance en font un auteur hors du commun.

Journaliste, chroniqueur, poète, traducteur – il traduira Kakfa – auteur dramatique, admiré dans son pays pendant la période de l'entre deux guerres, il fut longtemps oublié à la suite de son exil volontaire aux Etats-Unis en 1948. Redécouvert grâce aux Editions Albin Michel dans les années 1990, il fait partie du cercle de ces écrivains exceptionnels de la Mitteleuropa comme Stefan Zweig, Joseph Roth, Arthur Schnitzler et Robert Musil.

A partir de 1943, il rédige des carnets de note qui seront édités plusieurs années après, ce formidable témoignage se veut un ouvrage à la fois politique, historique et autobiographique.

« Mémoires de Hongrie » est à rapprocher de « le Monde d'hier : souvenirs d'un européen » de Stefan Zweig. Sandor se suicidera à l'âge de quatre vingt neuf ans, veuf et dans un isolement assez difficile ! Ces deux livres sont, pour nous, aujourd'hui, des documents d'une grande valeur.

« Mémoires de Hongrie » commence avec l'entrée des soviétiques dans la Hongrie de 1944 afin de libérer celle-ci des nazis, pour se terminer au moment de l'exil de l'auteur vers les Etats-Unis en 1948. Antifasciste, démocrate convaincu, opposant à toute forme de régime totalitaire, marié à une femme d'origine juive, le couple Marai quitte Budapest pour se réfugier à la campagne. C'est là qu'ils vont assister à l'entrée victorieuse des chars soviétiques. Contraints et forcés, ils vont devoir cohabiter avec des soldats russes pendant un certain temps. La découverte de l'Autre, cet inconnu, incite Sandor à regarder avec curiosité teintée d'inquiétude, le fonctionnement de ces slaves venus d'orient, un peu comme on étudie le petit peuple des fourmis et c'est cette distanciation qui rend le récit instructif. D'origine russe par ma mère, c'est la curiosité qui m'a poussée à ouvrir ce livre, quel regard pouvait-on porter sur ce peuple ?

Je fais ici un aparté : Sandor constate que les soldats sont passionnés par les montres, les réveils. Ce sont des enfants plutôt sauvages et imprévisibles. Ce qui me rappelle une anecdote que racontait mon grand oncle français : prisonnier en Allemagne, il fut libéré par les russes. Il a vu un soldat soviétique demander à un prisonnier de lui faire deux montres dans un réveil, le prisonnier lui disant que c'était impossible, le soldat lui a tiré une balle dans la tête.

Revenons à Sandor Marai. Très imprégné de la culture occidentale, Sandor éprouve quelques difficultés à entrer dans la psychologie des soldats russes. Il les interroge et il s'interroge, il reste perplexe devant la personnalité de ces hommes et se pose la question de leur venue en Hongrie.

A l'issue du siège de Budapest, le couple retourne vivre dans les décombres de la ville qui annoncent les décombres de la pensée, des valeurs, des institutions magyares que les communistes vont petit à petit faire disparaître au profit d'un régime totalitaire. La Hongrie bascule d'une catastrophe vers une autre. Après la Première guerre mondiale, le traité de Trianon découpe la Hongrie, bouleverse ce pays. de nouveau, la Seconde guerre mondiale étouffera ce pays sous le joug communiste.

Sandor Marai assiste et note la manière dont l'installation graduelle du régime communiste s'effectue. La mise en place de la Terreur dans l'immeuble du 60, rue Andrassy à Budapest, l'abandon de l'esprit critique, l'abandon de la liberté d'écrire de l'écrivain sacrifiée au profit de la censure, les purges.

Le remplacement des politiques par des hommes corrompus à la solde de Moscou, des hommes sans conviction mais terriblement opportunistes, l'élimination de la bourgeoisie hongroise, dépossédée de ses biens pour mieux profiter aux nouveaux dirigeants, les sociaux démocrates sont balayées, c'est l'heure des chaises musicales, des uniformes remplacent d'autres uniformes.

Et dans cette période, privé de tout d'autant plus qu'il est un écrivain, Il écrit « Un médecin m'apprit que le nombre des suicidés était désormais plus élevé que durant la guerre ou au lendemain du siège, pendant les premiers mois de l'occupation russe, afin de fuir cette terrifiante absurdité. »

Malgré ces évènements dramatiques, il souhaite rester dans son pays avec l'espoir de faire vivre la langue hongroise. C'est désespéré qu'il en arrive à cette conclusion :

Si je décidais de rester, je me verrais soumis à cette technique mystérieuse du lavage de cerveau, plus dangereuse encore que les menaces physiques, ces drogues par lesquelles, dans les prisons et dans les chambres de torture, les geôliers cherchent à annihiler la conscience des détenus. Je serais alors contraint d'anéantir volontairement mon moi protestataire. Car c'était bien cela qu'ils visaient. Et ils disposaient à cet effet de méthodes perfectionnées et tous ceux qui tombaient entre leurs mains finissaient par perdre le sens des réalités et de leur propre destin, Il arrive nécessairement un moment où, par lassitude, indifférence ou désespoir, l'individu finit par admettre que tel est l'ordre des choses. La liberté n'est pas un état permanent mais une aspiration continue, que le lavage de cerveau cherche précisément à annihiler. L'individu qui le subit finit, un jour, par ne plus désirer la liberté en se persuadant qu'il y a renoncé « dans l'intérêt du peuple ».

C'est un récit passionnant, à aucun moment je ne me suis ennuyée si ce n'est juste au milieu du livre où Sandor se pose la question de l'éthique chez l'écrivain que j'ai trouvé un peu long. Après cette lecture intense, je vais m'attacher à la découverte de « Les Braises ». Quelque soit le fond, je peux vous affirmer que la forme est magnifique.
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