Citations sur Céline (23)
Certes, notre époque réserve une petite place aux écrivains. En ce qui concerne la France, ceux-ci, pour être admis, doivent avoir œuvré à l’extension des valeurs du progrès, de la justice, de la transparence et de l’égalité. Ce qui épargne Voltaire, Hugo, Zola, Sartre ou Camus, et personne d’autre ; mais, bien entendu, pas Céline ; et sans doute, à d’autres titres, ni Baudelaire, ni Sade, ni Bossuet, ni Flaubert, ni Bloy, ni Saint-Simon, ni Balzac, ni Proust, ni Claudel, ni Racine, ni Villon, ni Bataille, ni Chateaubriand, ni beaucoup d’autres encore ; et en fin de compte, peut être même pas Voltaire, Hugo, Zola, Sartre ou Camus, dans la tête desquels il sera toujours possible, en cherchant bien, de trouver des poux d’un ordre ou d’un autre, autrement dit ce qu’ils appellent des dérapages.
Le nom de Céline appartient à la littérature, c’est-à-dire à l’histoire de la liberté. Parvenir à l’en expulser afin de le confondre tout entier avec l’histoire de l’antisémitisme, et ne plus le rendre inoubliable que par là, est le travail particulier de notre époque, tant il est vrai que celle-ci, désormais, veut ignorer que l’Histoire était cette somme d’erreurs considérables qui s’appelle la vie, et se berce de l’illusion que l’on peut supprimer l’erreur sans supprimer la vie. Et, en fin de compte, ce n’est pas seulement Céline qui sera liquidé, mais aussi, de proche en proche, toute la littérature, et jusqu’au souvenir même de la liberté.
Quand je dis que Céline a dû surmonter cette hystérie de la meute enflée de sa grossesse de crimes pour en arriver au stade de la symbolisation qui lui a permis simplement de commencer à écrire, il ne s’agit bien sûr pas du symbolique qui assure le contrat social, celui-là est évidemment maîtrisé et contrôlé par la déesse nourricière ; il s’agit d’une langue d’au-delà des maladies collectives.
[…] c’est tout de même dans un face-à-face avec la langue, et avec elle seule, qu’il termine son aventure. Il est tout étonné, tout désemparé et vidé, de n’avoir plus ses sens autour de lui, d’avoir subi une défaite sémantique radicale, d’avoir assisté à la déroute de sa combinatoire sémantique ; et pas seulement l’antisémitisme, sens super-positif à ses yeux, mais aussi bien d’autres positivités à l’intérieur de l’antisémitisme : l’urbanisme utopique, la femme comme avenir de l’homme, la danseuse comme avenir de la femme, les ballets et les légendes médiévales comme avenir de l’art, l’école rénovée, bref, tout son mauvais goût positiviste, gothique et poétique.
Même si elle ne sait manifestement pas lire, notre époque n’ignore pas que la littérature est son ennemie.
Céline, ou la ruche glissant aveuglément de guerre en guerre sur les traverses des trois points d’un sujet suspendu.
Car l’antisémitisme n’est pas le nom interchangeable de sa terreur mais bien au contraire ce qu’il a trouvé pour la supprimer ou la « guérir ». Autrement dit, pourquoi a-t-il eu besoin d’apprivoiser par le racisme le gouffre noir qu’ouvrait peu à peu son esthétique ?
Nul n’avait encore eu l’occasion de découvrir l’air d’infernal sérieux avec lequel la consultante de conseil en stratégie, le vice-président de start-up, la chargée de communication, le sociologue des mutations urbaines, le responsable des emplois et compétences, la thérapeute spécialisée en réinvestissement libidinal et l’agent de citoyenneté flanqué de son agente de vigilance, tous deux en suivi psychiatrique, se déplacent sur leurs trottinettes ; tandis que tintinnabulent leurs piercings, que gazouillent leurs portables, que protubèrent leurs implants en titane, et que la plupart se demandent avec anxiété si, à la faveur des trente-cinq heures, ils vont choisir l’option sport ou l’option enfants.
Il y a une histoire de la clinique qui n’est pas celle qu’on a contée, une histoire universelle de la clinique croyant aux possibilités de recouvrer la santé. Plus on croit à la santé, plus on croit à l’existence d’un bacille isolable contre lequel il est possible de s’inoculer une protection. Cette croyance peut être appelée la religion elle-même, la vraie religion humaine que les religions proprement dites ne font que survoler, frôler, compromettre. Les religions n’ont rien à voir par principe avec la guérison ici-bas du genre humain ; mais il est arrivé que le genre humain ait cru qu’elles allaient l’aider à se débarrasser, ici et maintenant, de son épidémie : cette rencontre de cures s’est alors appelée pogroms, inquisitions, persécutions, procès et bûchers d’hérétiques ou d’infidèles. Il est à noter que depuis deux siècles le genre humain a cessé d’attendre quelque secours que ce soit des religions pour évacuer le bacille et connaître enfin le bonheur en commun, et qu’il s’est tourné vers des remèdes plus scientifiques.
Quelle passion nous pousse à vouloir qu’il y ait deux Céline, un Céline impeccable, hygiénique, marionnette lustrée ressortie pour les parades euphoriques de l’avant-garde, et un Céline sordide, contaminé, définitivement enterré dans les cloaques de l’Histoire ?