Philippe Muray négligeait un peu les normes académiques, la discipline de la référence, bref tout ce qui rend un livre d'étude utilisable pour les autres : son "XIX°s à travers les âges" en est aussi un bon exemple. Mais la puissance de la pensée et du verbe emporte tout, et l'on est saisi par son "Céline", qu'on soit ou non célinien, car cet essai éclaire aussi bien l'oeuvre du romancier que notre incapacité actuelle à accueillir tout roman, voire toute littérature dignes de ce nom. C'est la marque des grands livres de ne pas se cantonner à leur sujet, mais de rayonner et d'éclairer tout autour d'eux.
UNE CONTINUITÉ DISCONTINUE
Paru en 1981 (seconde édition revue et augmentée vingt ans plus tard), le Céline de Philippe Muray, qui vise souvent juste, est riche de formules percutantes et pose de bonnes questions.
C'est avec pertinence qu'y sont soulignés l'antichristianisme et le matérialisme de Céline, dont le délire se déploie « sur fond de vertige nihiliste » ou dans « le déchaînement de la négativité libérée ».
Son itinéraire est décrit comme un voyage qui n'est pas sans dérives, et même comme une errance plus ou moins aberrante, où il lui arrive de perdre le nord.
Deux Céline ? Un styliste accompli et un fieffé salaud ? L'auteur des romans et celui des pamphlets ? Une forme excellente et un fond détestable ? le mérite de Philippe Muray est de tenter d'échapper à ces simplismes, cherchant (fût-ce au prix d'un peu d'artifice) à mettre à jour dans cette oeuvre une sorte de « continuité discontinue », au risque de paraître autoriser une certaine réhabilitation de sa part maudite.
Muray ne se montre pourtant pas complaisant à l'endroit de Céline (« Il avait fait sur cette terre sa damnation comme d'autres font leur salut. »). Mais pas franchement progressiste, et en misonéiste affirmé (ne parle-t-il pas, à propos du monde contemporain, de « l'épouvantable vitesse » ?), il veut voir en Céline l'annonciateur d'un véritable « matin des abrutis » : dans les années cinquante « la société des loisirs commence à grossir comme un cauchemar, comme une grossesse, Céline repère tout de suite cette horreur et il la vomit. »
Conçu dans une perspective nietzschéenne (la vie et l'erreur sont mêlées, inutile de vouloir séparer le bon grain de l'ivraie), et loin des codes académiques (pas de notes de bas de page, aucune citation n'est sourcée, ce qui est regrettable), cet essai intelligent et documenté, mais inévitablement ambigu (le sujet Céline est ambigu), serait plus franchement convaincant si son propos n'était ponctuellement nappé d'une sauce freudo-lacanienne teintée de Heidegger, pas forcément très digeste.
Un essai sur Céline percutant, perspicace, puissant.
Du Philippe Muray, quoi !
En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.