"J'étais si heureux que j'éclatai soudain de rire, déposai un baiser sur ta clavicule, ta nuque. Je t'aurais même récité des poèmes, mais tu détestais la poésie.
Tu souris d'un sourire ténu et dis : " Comme on est bien après la pluie."
Plus loin, dans le petit atelier, ça sentait bon la colle à bois, les copeaux de pin. Pal Palytch, en bras de chemise, grassouillet, en sueur, la jambe gauche en avant, rabotait avec gourmandise le bois blanc qui gémissait. Dans un rai de poussière, sa calvitie moite oscillait d’avant en arrière. Par terre, sous l’établi, telles des boucles légères, des copeaux se tortillaient.
La chambre de Pal Palytch était ensoleillée et exiguë. Au-dessus du lit était cloué un petit tapis rouge ponceau avec un lion jaune brodé en son milieu. Sur un autre mur était encadré un chapitre d'Anna Karénine, composé de telle sorte que le jeu d'ombres des différents caractères et la disposition subtile des lignes formaient le visage de Tolstoï.
1948 - [p. 17]
je me souviens de toi dans une éclaircie.
Je t'interrompis par mon silence. Une tache de soleil glissa de ta jupe sur le sable : tu t'écartas légèrement.
Que puis-je te dire ? La liberté ? La prison ? Je ne t'aime pas suffisamment ? Ce n'est pas cela.
Un moment s'écoula : durant cet instant beaucoup de choses s'étaient passées dans le monde : quelque part un gigantesque bateau était allé par le fond, on avait déclaré la guerre, un génie était né. Ce moment s'était écoulé.
« Voici ton fume-cigarette, dis-je après m'être raclé la gorge. Il était sous le fauteuil. Et tu sais, quand je suis entré, Pay Palytch, apparemment...«
Tu dis : « D'accord. Maintenant tu peux partir. » Tu te retournas et gravis en courant les marches. Tu saisis la poignée de la porte vitrée, tu tiras, tu ne pus l'ouvrir tout de suite. C'était probablement douloureux.
De loin Pal Pavytch cria quelque chose, fit un geste pour m'appeler. Un autre Pal Pavytch tremblait dans l'eau comme un frémissement noir. J'éclatai de rire et m'écartai de la rambarde. Je filai sans bruit sur le chemin piétiné des isbas. L'air mat fut traversé par un beuglement : des quilles furent projetées en l'air. Plus loin, sur la route, dans l'immensité du soleil couchant, dans les champs obscurément embrumés, c'était le silence.
J'ai été autrefois disloqué en milliers d'êtres et d'objets, maintenant je suis rassemblé en un tout, demain je me disloquerai de nouveau. Et tout dans le monde s'écoule ainsi.
Tu avais besoin de sentiments simples, de paroles simples. Tu te taisais avec légèreté et insouciance, comme se taisent les nuages, les plantes. Tout silence contient l'hypothèse d'un secret.
C'était une sensation d'un équilibre exaltant : je percevais le lien musical entre les spectres d'argent de la pluie et tes épaules baissées qui tressaillaient lorsque tu enfonçais tes doigts dans le miroitement mouvant. Et. quand je plongeai en moi-même, le monde entier me sembla achevé, cohérent, relié par les lois de l'harmonie.
Moi, toi, les œillets étaient à cet instant des accords sur les portées. Je compris que tout dans le monde est un jeu de particules semblables constituant de multiples consonances : les arbres, l'eau, toi...