Cette nuit, il avait décidé de faire un beau rêve de Rakel. Un rêve de leur vie commune, quand ils se couchaient dans le même lit tous les soirs. À l’époque où ils marchaient sur l’eau, sur la glace épaisse et solide, toujours à l’affût de craquements, de fissures, mais avec néanmoins, une capacité à vivre l’instant présent. Ils avaient savouré chaque journée, comme s’ils savaient que leur temps ensemble était compté. Ils ne vivaient pas comme si chaque jour était le dernier, mais comme si c’était le premier, comme s’ils se redécouvraient encore et encore.
En revanche, le soleil brillait. Oh ça, oui ! Cette putain de lampe de dentiste californienne jamais éteinte brillait sans merci sur la ville factice et faisait scintiller tout son toc, comme des diamants véritables, comme des histoires de réussite. S'ils avaient su.
Dans l’aile de détention provisoire de la prison d’Oslo, on osait rarement interroger le gardien en chef Groth sur l’origine de sa mauvaise humeur chronique et de son tempérament irascible. Ceux qui l’avaient fait n’étaient plus là. Contrairement à ses hémorroïdes.
On peut bien sûr être seul sans se sentir seul, et se sentir seul dans l’être, mais là, il se sentait seul, et il l’était.
Les gens pensent que nous autres biologistes, nous souhaitons préserver la nature intacte, comme un musée organique, mais nous semblons être les seuls qui comprennent et qui acceptent que la nature est en mouvement, tout est censé mourir et disparaître, c’est ça qui est naturel. La disparition des espèces, pas leur maintien.
Il ferma les yeux à demi, serra les doigts autour de la carte, formant avec sa main un ciseau à bois.
Dans sa tête tournoyait le titre de la chanson de Leonard Cohen que Lucille avait citée de façon erronée : « Hey, That's No Way to Say Goodbye ».
Oh que si !
Non, le problème, c'étaient ces deux filles de la soirée. L'une avait été retrouvée morte, l'autre était toujours disparue, et toutes deux pouvaient être reliées à Markus. Leur sugar daddy. Le mot avait même été imprimé. Ce con, elle lui aurait tranché la tête ! Les années 1990 étaient révolues et elle ne s'appelait pas Hillary Clinton, elle ne pouvait pas simplement "pardonner" à son mari. Car aujourd'hui, dans ce genre d'histoires, on ne permettait plus aux femmes de laisser les porcs s'en sortir, c'était une question de respect de soi, de son genre, de l'air du temps. Pourquoi n'avait-elle pas pu naître une génération plus tôt?
— Attenter à ta vie?
— Je dirais plus tôt mettre fin à mes jours. Il ne restait plus beaucoup de vie à laquelle attenter.
(Gallimard Série noire, p.429-30)
A présent, toutefois, il regrettait. Ce n'était pas seulement que, dans le noir, il risquait de perturber une scène de crime si jamais il tombait sur un corps. Il avait peur. Oui, il fallait l'admettre. A cet instant précis, il était ce petit garçon qui arrivait en Norvège et qui avait peur du noir, et d'autre chose. Il ne savait pas quoi, mais avait le sentiment qu'eux, les autres, ses parents adoptifs, les enseignants, les enfants de la rue, savaient, qu'ils disposaient sur lui d'informations qu'il ignorait, sur son histoire, sur ce qui s'était passé. Le cas échéant, il n'avait jamais découvert lesquelles. Ses parents adoptifs n'avaient rien de dramatique à lui raconter sur ses parents biologiques ou sur son adoption. Toujours est-il qu'à partir de ce jour, il avait été obsédé par l'idée de savoir, de tout savoir. De savoir quelque chose qu'eux, les autres, ne savaient pas.
Le passé ne meurt jamais. Ce n'est même pas le passé.