Citations sur Le cours du jeu est bouleversé (34)
C’est la pensée qui m’a accompagné pendant des années.
Il existe le monde éthéré, grandiose, effrayant, des écrivains. Et il y a mon propre monde. Ordinaire. Et, entre les deux, se dresse une barrière infranchissable. Quand je traduis, je peux grimper sur cette barrière et jeter un coup d’œil à ce monde différent, mais, en fin de compte, je me vois toujours contraint de faire retraite dans mon propre monde. Parce que je ne suis qu’un individu quelconque, banal. Et qui suis-je pour écrire ?
Écrire un livre, c’est pas facile, j’ai répété ses mots, en dévalant vers la mer, en bas, sur le boulevard Freud. Ce n’est pas facile, mais je l’ai fait. J’ai bougé. Je suis sorti de ma cage et j’ai avancé pendant des mois. Sans manquer d’oxygène. Certes, c’était au nom d’Ofir. Et, certes, c’était à cause de l’équation des billets du Mondial. Mais si j’ai fait ça une fois, ça signifie que je peux le refaire. Je peux dénouer mes propres liens. Me libérer de mon pessimisme délétère. De ma retenue sceptique. Je peux exprimer de nouveaux souhaits en vue du Mondial 2006 et, cette fois, les réaliser. Je peux changer. Me révéler. Découvrir une vocation. Je peux en aimer une autre, pas Yaara. Je peux – si la mer s’ouvre devant moi ainsi, dans tout son scintillement –, je peux même continuer à l’avenir à être l’ami de mes amis, et non plus les congeler dans le temps grâce à l’écriture. C’est vrai, leur vie va bientôt être très différente de la mienne, mais cela ne signifie pas que ce livre est condamné à n’être qu’un requiem.
[Jeremy Miller, président de l’Association des psychologues canadiens] affirme qu’il existe une lutte feutrée dans la psychologie moderne entre l’école américaine tournée vers le futur et l’école européenne enracinée, grosso modo, dans le passé. Quand un psychologue américain reçoit un individu, la première question qu’il pose est : « Où cet homme veut-il arriver ? » Quand un psychologue européen recevra le même individu, sa première question sera : « D’où vient-il ? »
p. 330
Amihaï, lui, a conservé des amis de l’armée et, si on l’interroge, il peut décrire une Intifada totalement différente, une histoire de fraternité d’armes, d’attentats déjoués et d’assauts préventifs et, de toute façon, dira-t-il, l’armée lui a fait rencontrer Ilana et l’a sauvé de sa famille sinistre et du rôle qu’on lui avait assigné, et ces trois années-là lui ont donné l’occasion, pour la première fois, de sentir qu’il réussissait enfin à vivre depuis la mort de son père…
Mais, ici, c’est moi, le narrateur, et je veux dire qu’il y a trop de moments qui ne me rendent pas fier de mes années à l’armée, et que l’épisode le plus ignoble eut lieu pendant le Mondial de 1990, dans une maison aux murs nus des faubourgs de Naplouse.
Même mes amis ignorent cette histoire.
À ces trois branches, Amihaï proposa d’ajouter la branche des droits du médecin. Il alléguait que tous les problèmes proviennent du fait que les médecins travaillent par tours de garde inhumains et qu’il est impossible d’attendre d’un individu qui n’a dormi qu’une heure la nuit qu’il respecte les droits d’un malade.
Dis-moi, « Ofi », quand nous avons écrit nos billets pour le Mondial, t’avais pas le rêve d’écrire un recueil de nouvelles? Dans quelle langue tu vas publier là-bas ? En danois médiéval ?
- C’est précisément le problème de la vie en Occident, expliqua Ofir d’un ton posé. Nous nous imposons des objectifs, et nous en devenons esclaves. Et ça nous contraint de nous efforcer à les réaliser, mais nous ne prenons pas garde qu’entre-temps ils ont changé.
Je n’avais pas encore enfilé les épaisses couches qui nous permettent de nous résigner face aux petits compromis de la vie.
et soudain, à en croire son témoignage, il (Russell) comprend tout: il comprend que l’âme humaine se débat solitaire au cœur de ses souffrances. Et que cette solitude est intolérable. Il comprend que le seul moyen de forcer cette solitude intime et de la soulager est un amour inconditionnel, du genre de celui que prônent les hommes de religion, et que tout acte qui ne découle pas d’un tel amour est nuisible et sans signification.
Et Ofir de reprendre: "Il y a quelque chose qii s'est déréglé ici au cours des dernières années. Ou...ou ça a toujours été comme ça et c'est seulement maintenant, à cause de Maria, que je m'en rends compte? Tout est devenu si grossier ici. Si brutal. Et vous, dans cette ville, vous croyez que vous pouvez y échapper. Vous êtes des cosmopolites à la gomme. Mais c'est des conneries. Ici, c'est le pire. Tous, dans cette ville, se la jouent progressiste, mais, concrètement, tout votre progressisme se réduit à fumer un joint. Et sûrement pas, à Dieu ne plaise, à vous ouvrir réellement à autrui. À vous sentir concernés par les injustices qui se déroulent sous votre nez."
-Tu voulais que je définisse votre esprit « si Haïfa ». Voici ma définition : Vous vous sentez concernés l’un par l’autre. Il y a là-dedans quelque chose d’un peu démodé, tu sais bien. Aujourd’hui, plus personne ne se préoccupe des autres. Sauf de l’argent.
-Bon, ça c’est une généralisation énorme. Il y a des gens à Jérusalem qui se préoccupent les uns des autres.
-Non, seulement à Haïfa. Et tu sais pourquoi ? En fait, c’est seulement vous quatre. Autour de vous, le monde est devenu de plus en plus cynique et violent, et vous, vous préservez votre bande fermée où chacun se soucie de son ami.
(Chapitre 5)