Ce roman de Nevo m'a donné l'impression d'être emportée par un mouvement chaotique dans lequel j'étais bringuebalée, secouée par une multiplicité de mouvements au sein des différents espaces-temps, dans un labyrinthe narratif qui malmène et fascine tout à la fois.
Difficile de résumer Neuland, qui nous emporte en Amérique du Sud, à la recherche d'un Israélien, Mani Péleg. Nous suivons son fils Dori, professeur d'histoire et jeune papa en pleine déconfiture matrimoniale, qui tente de retrouver le patriarche, aidé d'un détective privé, le sympathique et très terre à terre Alfredo. Sur sa route, il croise une femme, Inbar, dont le frère s'est suicidé pendant son service militaire, et qui pense trouver un peu de sérénité à l'autre bout du monde. Le trio vadrouille par monts et par vaux, sur les traces de l'ancien héros de guerre qui désirait fonder une sorte de phalanstère, Neuland , l'Altneuland de Theodor Herzl , mais en terre américaine. L'expérience fut déjà tentée en Argentine en 1889, avec la fondation de Moisés Ville par des Russes, puis de Monigotes. L'ombre du baron Maurice de Hirsch plane au -dessus de Mani Péleg, comme planent les morts au-dessus des personnages, apparaissant ça et là, dans leur vie, dans leurs rêves. Le Neuland du père de Dori est une Utopie où l'on trouve chamans et sanhédrin: « Neuland incarnera une réminiscence. Une réminiscence de l'Athènes que l'Etat des juifs était censé incarner, s'il ne s'était pas transformé en Sparte. »
Le lien avec Israël est établi avec la narration de Lili, la grand-mère, qui avait autre fois pris le bateau pour la Palestine en 1939, et avait quitté son fiancé, changeant ainsi la trajectoire de sa vie. C'est aussi là le propos de Neuland, les choix, les décisions que l'on prend et qui changent notre destin. Il ne faut pas hésiter à se perdre dans cette multiplicité de récits, de points de vue, jamais gratuits et toujours captivants. Difficile en effet de lâcher Neuland, surtout quand un homme parle aussi délicatement de l'amour, du désir et de la paternité.
Je remercie Bookycooky de m'avoir fait lire les romans d'Eshkol Nevo, dont jamais je ne me lasse, et dont la sensibilité, l'érudition et l'humanité me touchent.
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On ne sort pas indemne de cette grande fresque épique et intimiste à la fois, de cette épopée générationnelle , déployée sur trois générations d'israeliens (celle des pionniers, celle des guerriers et celle des mutilés), sur trois continents ( la vieille Europe en voie de nazification , le Proche Orient agité par les multiples guerres consécutives à la création de l'État d'Israël et l'Amérique du Sud , ouverte à tous les possibles , y compris ceux de l'Utopie), et qui brasse, à grands coups de dés, le sort de deux familles israéliennes que rien ne destinait à se croiser...si ce n'est le destin !
Destin à deux visages : burlesque et fraternel, sous les traits prosaïques et cocasses d'Alfredo, "retrouveur"professionnel de disparus en terre Sud américaine ou destin nettement plus énigmatique sous les traits de Jamali, joueur de badminton à ses heures et violoneux devant l'Éternel, si curieusement moderne et intemporel qu'on se demande s'il n'a pas une longue, une très longue histoire derrière lui...
Voilà pour le cadre, comme on voit, très largement ouvert dans l'espace, le temps.. .Le roman lui-même faisant le grand écart entre les genres littéraires: mythe, histoire personnelle et familiale , histoire d'Israël et du peuple juif. Tout se mêle.
Rien ne manque en effet : suspense, histoire d'amour, saga familiale, histoire d'une (jeune) nation et d'un vieux peuple, interrogation philosophique sur la liberté et la responsabilité, essai , hésitant entre le pamphlet politique sans concession et la déclaration d'amour inconditonnel à un pays pas comme les autres, mythologie contemporaine autour du Juif errant, essai sur l'utopie ( réservoir à idées ou régression sectaire et infantile... )
Voilà qui donne au récit des enjeux et une profondeur qui dépassent largement ceux des personnages.
Passionnant sur toute la ligne! Les quelque six cents pages se lisent sans souffler.
Pour l'intrigue , je me contenterai de quelques mots..
Inbar fuit Hannah sa mère, sabra intellectuelle, remariée avec un allemand et installée à Berlin. Elle fuit aussi la mort tragique par suicide sans doute de son frère adulé, Yoavi, qui faisait son service militaire.
Dori recherche Mani Peleg, son père , veuf inconsolable et héros d'Israël, mais traumatisé par la guerre du 1972 Kippour..
Tous deux sont peu heureux en ménage, l'une est exaspérée qu'on lui reproche en permanence de ne pas vouloir d'enfant, l''autre souffre d'un amour paternel anxieux et invasif.
Tous deux ont un aieul, elle une grand'mère, Lili, lui un grand père, Fima, qui sont tombés amoureux sur le bateau qui les emmenait en Palestine, juste avant l'invasion de la Pologne ,
Ils ignorent bien sûr ces étranges points communs.
Sans se connaître, tous deux se rencontrent en Amérique du Sud, (Équateur, Pérou,et enfin cette Argentine qui faillit être la terre promise de Théodore Herzl.) . Et entreprennent une quête commune. Sous la conduite de l'inénarrable Alfredo.
Dans les chambres d'hôtel où dort Inbar d'étranges dates et noms de villes, faits de la même main, semblent donner les étapes d'une longue errance spatio-temporelle qui recoupe les pas du fameux Juif errant, et les leurs, à elle et à Dori.
Le Juif errant fera-t-il cesser l'errance de ces deux israéliens en quête d'eux-mêmes et d'une réponse que leur propre pays , secoué par des guerres et des conflits successifs, ne semble plus leur apporter ?
Est il encore possible que peuples en conflit ou particuliers en détresse décident de faire un pas de côté et prennent "the road not taken"?
Magnifique roman qui secoue nos consciences de lecteur, ouvre grandes les portes du futur, sans dispenser de réponse.
Tout est peut-être dans le fait de se poser la question.. .
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Neuland-Nevo Eshkol
Le dernier livre de Nevo Eshkol traduit en français, est un livre romanesque de six cents pages, à plusieurs voix,où il pratique le mélange des genres entre trivialité et lyrisme onirique."Neuland"est le nom qu'on a donné à l'Amérique du Sud lors de sa découverte. Un des personnages principaux, Dori y part chercher son père, disparu lors d'un voyage et y rencontrera Inbar, avec qui il poursuivra la recherche du dit père. Plusieurs personnages entrent et sortent de l'histoire, tous ayant une parenté avec Dori et Inbar, sauf Alfredo,détective privé de Dori, personnage sympathique et particulier. Difficile de résumer le livre en quelques lignes, il y a un peu de tout, histoire de famille, partiellement autobiographique, histoire d'amour, histoire d'Israel, celui de Théodore Herzl qui voulait créer l'Etat d'Israel en Argentine, les idées politiques d'Eshkol qui critique la politique de son pays à travers les paroles de ses personnages, aussi des références autobiographiques puisque Eshkol lui-même était officier jusqu'en 1993, et juste après il partit pour l'Amérique du sud afin de panser "ses blessures". Un thème récurrent est "the Road not taken", le choix qu'on a pas fait, non comme une source de regret mais un moyen pour apprendre et reprendre à zéro. Par rapport à ces deux premiers livres, le style a un peu changé, beaucoup de phrases à la "Thomas Bernhard", longues avec répétitions, et peu de ponctuations, et aussi un peu de longueurs. Je trouve par exemple le double imaginaire d'Inbar , Nessia, de trop.
Mais finalement j'ai aimé ce livre, j'aime la façon qu'il sonde l'âme humaine, c'est un grand écrivain!
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Puis elle se dresse sur la pointe des pieds et l'embrasse sur la bouche. Un bref baiser.
"Il fallait que je le fasse." Et lui, légèrement surpris au début, se ressaisit et, pris de désir, glisse ses mains sous ses bras, agrippe sa taille, l'attire contre lui et l'embrasse, lui donne un baiser plus fougueux, et elle ébouriffe sa chevelure, et lui la sienne, et ils s'ébouriffent l'un l'autre, touchant tout ce qu'ils peuvent attraper pour ne rien perdre, un cou, des hanches, des jambes, ouvrent les yeux et les referment aussitôt pour plonger dans un autre baiser, une langue heurtant une autre langue, une langue s'enroulant autour d'une autre langue, des mains enfoncées dans des fesses, au beau milieu du terminal, après tant d'occasions ratées de faire ça en secret, à la fin, ça arrive en plein terminal, sous les yeux des policiers et de la foule, un frisson les parcourt de la tête aux pieds, à la même seconde, et ils s'interrompent un instant pour reprendre leur souffle, tout est si nouveau, comme un pays neuf.
Elle porte vraisemblablement son survêtement neuf, le violet, qu'elle a acheté après son divorce, avec la détermination forcenée de commencer à courir et qui a servi, bien vite, à traîner à la maison. Elle doit sûrement tenir le téléphone sans fil d'une main, une cigarette dans l'autre, et un de ses enfants dans la troisième, celle que seuls les parents possèdent.
L'intelligence, par exemple. L'intelligence est quelque chose de sexy, à mes yeux, il dit. Et aussi, qu'elle soit péremptoire. Et complexe. De nombreuses forces antagonistes qui s'affrontent dans la même femme.
Une fois par jour, il m’emprunte mon téléphone satellitaire pour appeler sa belle aux yeux verts. En général, j’inscris ce genre de choses sur le compte de mes clients, j’inscris tout sur mon carnet, mais ce Dori me donne envie de lui ouvrir ma main. Je n’ai aucune idée pourquoi. Elle a une voix juvénile, sa femme. Roni, elle s’appelle. Une voix juvénile, belle, mais pas agréable. Lui, au contraire, se montre charmant avec elle, il l’entoure d’affection au téléphone. Et elle, elle lui parle comme s’il était un bon copain de jadis. Je ne comprends pas tous les mots qu’elle dit, mais je m’y connais en voix de femme, et celle-là, elle a le ton d’une femme qui ne se languit pas de son homme, et ça me plaît pas, ça me plaît pas du tout qu’elle se conduise de cette manière avec Mister Dori. Je vois bien qu’il est pas content après qu’ils ont parlé au téléphone. Mais je lui dis pas un mot. Lui et son père sont membres du parti de ceux qui n’ont qu’un seul grand amour dans la vie, c’est ce qu’il m’a expliqué. (…) Et moi, je m’occupe pas de politique.
(p. 117-118)
Les hommes désireux de flirter sont capables d'ouvrir des routes de déviation de dizaine de mots, juste pour ne pas passer par le nom de leur épouse.
Cette semaine, les conseils de lecture de la librairie Point Virgule sont marqués du sceau du mystère. En effet, voici trois romans récemment parus en format poche qui vous réservent, chacun à leur manière, leur lot d'énigmes et de révélations.
- L'Infortunée, Wesley Stace, J'ai Lu, 8,90€
- L'Homme Coquillage, Asli Erdogan, Babel, 7,70€
- Trois étages, Eshkol Nevo, Folio, 8,60€
Musique du générique d'intro par Anna Sentina.