Citations sur Au lac des bois (29)
Tard dans la matinée du 17 mars 1968, après que Meadlo eut été évacué, la section reçut l'ordre de retourner au village de Thuan Yen. Ce fut une marche facile d'une vingtaine de minutes. Ils traversèrent deux vastes rizières en se guidant à vue de nez dans la chaleur du matin. Au bout de dix minutes, ils commencèrent à se nouer des serviettes et des tee-shirts autour du visage.
Ils entrèrent dans la frange nord du village juste avant midi. L'endroit était mort – une mort bruyante, agitée. Le long de la principale artère est-ouest, ils trouvèrent quelques tombes fraîchement creusées, quelques pierres blanches, mais la plupart des corps gisaient toujours au soleil, vilainement coagulés, leurs vêtements tendus comme des peaux de plastique. Les blessures bouillonnaient de mouches. Il y avait des taons, des mouches noires et de petites mouches bleutées iridescentes, par millions, et les cadavres semblaient frétiller sous le vif soleil tropical. Une illusion, Sorcier le savait. Il ne s'y laissa pas prendre.
Plus loin, juste au bord de la piste, ils tombèrent sur une jeune femme dont les deux seins avaient disparu. Quelqu'un lui avait gravé un C sur le ventre.
C'était le monde des esprits. Vietnam. Fantômes et cimetières. Je suis arrivé sur place un an après John Wade, en 1969, et j'ai foulé exactement le sol qu'il a foulé, à Pinkville et tout autour, dans les villages de Thuan Yen, My Khe et Co Luy. Je sais ce qui s'est passé ce jour-là. Je sais comment cela s'est passé. Je sais pourquoi. C'était la lumière. C'était la cruauté qui flotte dans le sang et se réchauffe lentement et se met à bouillir. Frustration, en partie. Colère, en partie. L'ennemi était invisible. C'étaient des fantômes. Ils nous tuaient avec des mines et des pièges ; ils disparaissaient dans la nuit, ou dans des tunnels, ou dans les rizières couvertes de brume, les bambous et les roseaux. Mais c'était plus profond que ça. Quelque chose de plus mystérieux. L'odeur d'encens, peut-être. L'inconnu, l'inconnaissable. Les visages impassibles. L'accablante altérité. Ceci ne vise pas à justifier ce qui s'est passé le 18 mars 1968, car, à mon sens, de telles justifications sont à la fois vaines et scandaleuses. Il s'agit plutôt de porter témoignage du mystère du mal. Il y a vingt-cinq ans, jeune soldat terrifié, moi aussi j'ai vu la lumière. J'ai flairé le péché. J'ai senti la barbarie grésiller comme de l'huile bouillante juste derrière mes globes oculaires.
Nous habitons notre âme comme une contrée à la topographie inconnue, dont nous avons défriché quelques arpents pour nous y établir ; et de nos plus proches voisins, nous ne connaissons que les frontières, là où elles touchent aux nôtres.
Edith Wharton (La pierre d'achoppement)
Car l'un des moyens par lesquels les êtres humains affectés d'un sentiment d'infériorité cherchent à étouffer leur souffrance intérieure est la réussite et l'obtention du pouvoir.
- Monsieur Wade, vous êtes un homme important. La politique et tout, je ne joue pas dans la même division, il faudra donc que vous soyez indulgent. Je ne suis qu'un péquenaud de flic. Vinny, là, c'est encore pire. Il vend de l'essence pour gagner sa croûte, et il met du beurre dans les épinards avec sa paie d'adjoint à temps partiel. Une vraie paire de bouseux, y a pas de doutes, mais je vais vous dire quelque chose : on fera notre mieux pour retrouver votre dame. On videra le lac s'il faut. On rasera la forêt. On désossera la baraque.
- Vous savez, je crois que la politique et la magie, c'était presque la même chose pour lui. Les transformations - ça en fait partie -, essayer de changer les choses. Quand on y réfléchit, les magiciens et les hommes politiques sont fondamentalement des maniaques du contrôle. Je suis bien placé pour le savoir, non ?
Si vous voulez trouver un soutien pour votre vétéran, évitez les églises qui imputent le mal à des forces extérieures, au diable qui tente les gens ou s'empare d'eux. L'une des raisons à cela est que maintenir l'idée d'un centre de contrôle externe ("le diable m'a poussé à le faire") interdit toute relation adulte, comme de tirer profit de l'expérience pour la surmonter.
Ce qui était une autre des ruses de la nature. Une fois démasqué, vous cessez de trembler à l'idée d'être démasqué. La trappe s'ouvre , il ne vous reste plus qu'à tomber avec grâce, et bien profond.
Enfin, je pense que les mensonges faisaient partie intégrante de son plan de rédemption - les ambitions, le grand rêve de monter à Washington - et j'imagine que ça n'est fondamentalement rien de plus qu'un exemple d'aveuglement colossal. La politique locale, c'est une chose. Mais là, il s'agissait du sénat des États-Unis d'Amérique. La merde devait sortir : c'est la règle en politique. Donc on se fait exploser et le voilà renvoyé à la case départ. Brisé à nouveau. Ce regard vide de mort-vivant dont je vous ai parlé.
Ils voulaient le bonheur sans savoir ce que c'était, ni où le chercher, ce qui le rendait d'autant plus désirable.