* Ce livre de 230 pages est constitué d'une préface, d'un prologue et d'un épilogue, encadrant sept longs articles que
Kenzaburo Oé a écrits entre 1963 et 1965, lors de voyages à Hiroshima qu'il a effectués pour assister à – et rendre compte de – réunions politiques et de conférences organisées à la date anniversaire de l'explosion de la bombe A (6 août). Ces réunions internationales étaient supposées fédérer toutes les initiatives visant à s'opposer à la prolifération des armes nucléaires. Mais, regrette
K. Oé, elles n'étaient que l'occasion de voir s'affronter plusieurs tendances fratricides de la gauche japonaise.
Parallèlement à ces réunions internationales, des conférences étaient organisées par des habitants d'Hiroshima pour faire pression sur les autorités nationales et régionales, afin qu'elles prennent en compte et en charge les hibakusha, ces victimes ayant survécu à l'explosion, et étant, depuis, tombées gravement malade, par exemple, de leucémie.
* Malgré tout l'intérêt que représente ces témoignages « à chaud », ces révélations sur une page dramatique de l'histoire du Japon, ce recueil peut décevoir, dans la mesure il contient de nombreuses répétitions d'un article à un autre, voire au sein d'un même article. Certains passages paraissent confus, et puis,
K. Oé utilise un style tellement poli, tellement accommodant, qu'il pourra paraître complaisant vis-à-vis des autorités qui, de fait, sont responsables, par leur inaction, des conditions déplorables, misérables, dans lesquelles survivent les irradiés, les hibakusha. Pourquoi l'auteur ne se met-il pas en colère ? Pourquoi n'emploie-t-il pas un ton plus vindicatif ? Car ce sont bien les élites politiques japonaises qui, en envahissant leurs voisins, ont déclenché le déluge nucléaire. Ils mériteraient bien qu'on dénonce leur absence de remords, leur volonté de masquer les conséquences de leurs crimes passés. Or, le ton de l'auteur donne l'impression qu'il n'ose pas dire franchement ce qu'il pense. Comme s'il craignait les représailles de la censure, il utilise des euphémismes, des formules indirectes qui atténuent totalement l'ampleur du scandale que représente le mépris envers les victimes à long terme des radiations.
* Ceci dit, il faut reconnaître que ses articles contiennent un certain nombre d'informations utiles pour connaître l'histoire récente du Japon et remarquer que sa société n'est pas si éloignée de la nôtre, que des similitudes existent. On peut citer, par exemple, le fait que, dans les années 1950 et 1960, l'espace politique japonais était, comme le fût le nôtre, le lieu de grandes tensions entre trois courants de gauche : a) les prochinois opposé à la prolifération (la Chine n'a possédé l'arme nucléaire qu'à partir de 1964) ; b) les pro-soviétiques favorables à la prolifération (l'URSS possédait l'arme nucléaire depuis 1949, date de leur premier essai dans l'atmosphère) ; c) et les pro-américains qui essaient de nier l'existence, puis de minimiser l'importance des victimes de leurs bombardements. Pour
K. Oé, ces partis et syndicats, irresponsables, cherchent à instrumentaliser les victimes à des fins purement politiciennes, dans la lutte qui les opposent pour la conquête du pouvoir.
L'auteur a beaucoup plus d'empathie pour les associations et les individus indépendants, parce qu'ils sont les seuls à vraiment comprendre ce que vivent les gens à Hiroshima, ou plus généralement, les hibakusha quand ces derniers ont fui la ville, mais n'en sont pas moins gravement malades, incapables de gagner leur vie. Les luttes politiques fratricides et les stratégies des états-majors ont longtemps empêché la prise en charge des patients, souffrant de maladies mal connues et du rejet de la part du reste de la population. Il faut ainsi attendre 1954 pour que les hibakusha aient le droit de s'exprimer publiquement sur leur vécu.
On apprend aussi le dévouement de certains médecins, eux-mêmes irradiés, qui s'activent, non seulement dans le domaine des soins, mais aussi pour faire reconnaître la nécessité d'aider collectivement les hibakusha. Par exemple, en proposant de mener une enquête scientifique auprès d'eux, dans une perspective de santé publique, pour mesurer objectivement l'ampleur du phénomène. À cela s'ajoutent ceux qui ne sont venus vivre à Hiroshima qu'après la fin de la guerre et qui ont tout de même été victimes de la radioactivité résiduelle. En réalité, les Américains, en lançant leur bombe, ignoraient tout des conséquences à moyen et long terme de la radioactivité sur la santé des êtres vivants et en particulier des humains. Ils préféraient se contenter de considérer que toutes les victimes directes de l'explosion étant décédées, il n'y avait plus de raison de s'en occuper.
* Dans un registre totalement différent, la préface, écrite en 1995, présente l'intérêt de brosser l'environnement personnel et professionnel dans lequel se trouvait l'auteur, au moment où il a accepté, en 1963, de réaliser son premier voyage à Hiroshima. On lui avait demandé de rédiger le compte rendu d'une réunion politique de dimension mondiale, visant à l'abolition des armes nucléaires. Il était déprimé, à un tournant de sa vie – il avait 28 ans. Son fils handicapé venait de naître et allait subir une opération dont il sortirait au mieux gravement attardé. Parallèlement, il commençait à avoir une certaine notoriété, ce qui exerçait une forte pression sur lui, alors qu'il se sentait à court d'inspiration. Plusieurs de ses amis ou connaissances venaient de se suicider. Yasuke Ryosuke, l'ami avec lequel il se rendait à Hiroshima, avait perdu sa fille. Ce premier voyage, dont il n'attendait au fond pas grand-chose, l'a complètement bouleversé. La rencontre avec les associations de défense des hibakusha l'a sauvé, l'a fait sortir du trou où lui et son ami étaient tombés. À la fois métamorphose et rémission.
« La façon de vivre, les pensées de ces gens si humains avaient produit en moi une très forte impression. le contact avec eux m'avait redonné courage, mais en même temps, j'éprouvais de la douleur à sentir qu'on arrachait du plus profond de moi les graines d'une sorte de névrose, les racines d'une déchéance vers laquelle je glissais dans la corrélation avec mon fils en couveuse. Et je sentais grandir en moi le désir de tester mon degré de ʺduretéʺ interne en la soumettant à l'épreuve de cette lime qu'étaient à mes yeux Hiroshima et ceux qui en incarnaient l'esprit » (p. 18).
* Au chapitre 4, il retrouve ces accents, parle plutôt de lui, de sa métamorphose face au courage d'une partie des habitants d'Hiroshima :
« leur dignité à tous, je la ressens comme la plus humaine qui soit. C'est celle à laquelle j'ai aspiré depuis l'enfance (...). Cette dignité, je l'ai découverte également chez le directeur de l'hôpital de la Bombe A, Shigeto, et elle venait évidemment pas du prestige lié à sa fonction (...). [Cette dignité], c'est celle de l'homme dans toute sa nudité, sans lien avec la moindre forme d'autorité » (p 124-125).
L'hôpital de la Bombe A, dirigé par le docteur Shigeto Fumio, lui-même irradié, a été créé par les habitants. Les médecins qui y travaillent sont seuls face aux traitements à inventer, aux maladies à identifier, ni les autorités japonaises ni celles d'occupation ne les aident.
« le docteur Shigeto et ses confrères n'ont pas capitulé. Ils ne pouvaient pas se le permettre. Car l'ennemi dévoilait peu à peu le plus effrayant de ses visages : la leucémie. (...) Nulle perspective favorable, pourtant, ne les engageait à persister dans ce refus. (...) Même les troupes d'occupation américaines, en pénétrant dans Hiroshima, ignoraient comment saisir cet énorme monstre qu'elles avaient elles-mêmes lâché » (p. 162).
Ce que
K. Oé appelle la dignité, c'est le fait que certains irradiés ont décidé de ne pas fuir, de rester à Hiroshima et d'affronter la réalité de l'explosion, certains pouvant tout de même fuir, mais en eux, en se murant dans le silence. Ceux qui restent, affrontent les dégâts, tentent d'agir ou agissent, ce sont tous ceux-là qui font oeuvre de dignité.
Parmi ces personnes dignes, il y a Miyamoto Sadao :
« lui a assumé de son plein grès Hiroshima. Il a eu le courage de se souvenir de l'abominable désastre, il a revécu cette expérience en l'évoquant par écrit, il en a parlé inlassablement aux étrangers qui venaient lui rendre visite et qui plus est, avec le sourire. Loin de fuir Hiroshima, il l'a acceptée. Pour qui a-t-il fait cela ? Pas pour lui, mais pour nous, pour tous les autres hommes qui resteraient après sa mort tragique. (...) Pour surmonter leur terreur de la fin misérable qui les attend, il faut que les survivants puissent croire en l'utilité de leur propre mort. Car c'est ainsi, comme part de l'existence des vivants qu'ils laissent après eux, que les défunts peuvent subsister. (...) D'où la peur qui soudain me saisit, face à cette question : ne sommes-nous pas en train de gâcher le pari fait par ces hommes ? » (p. 138-139).
En d'autres termes, en donnant à voir ces êtres dignes, en témoignant de leur lutte opiniâtre, humble mais décisive,
K. Oé entend adresser une requête à la société de son temps : tant que vous regarderez ailleurs, tant que vous continuerez à feindre d'ignorer l'existence des victimes de la bombe A, non seulement vous serez responsables de la dégradation de leur état, mais vous détruirez ce qu'il reste d'authentiquement humain en vous. Au demeurant, si cette requête a été pensée dans le cadre très précis de la société japonaise, à propos des irradiés et de ceux qui luttent pour les aider, elle n'en contient pas moins une portée universelle, particulièrement pertinente dans le contexte mondial contemporain. La priorité de toutes les autorités du monde ne devrait-elle pas être de créer les conditions permettant d'aider ceux qui luttent pour humaniser les sociétés ? de les aider à triompher.