Dans cet ouvrage,
Ruwen Ogien approche les théories philosophiques sur la morale comme des théories scientifiques que l'on peut remettre en question et éventuellement réfuter à l'aide d'observations. le lecteur est convié à une diversité de résultats d'expériences de pensée (et plus rarement de situations de vie réelles) dans lesquelles les gens sont confrontés à des choix difficiles (sacrifier un innocent pour en sauver 5, par exemple). Ces expériences ont une validité limitée que
Ogien reconnaît d'emblée, sans faux-fuyant. Peu de gens auront à choisir, par exemple, de faire atterrir un avion sur la portion la moins peuplée d'une ville plutôt que sur la partie qui l'est davantage, et s'ils avaient à le faire, les circonstances seraient suffisamment différentes pour que leur choix ne coïncide pas à celui qu'ils déclarent sur un questionnaire. Mais elles ont l'intérêt de montrer que certains facteurs (et lesquels) orientent nos choix moraux dans un sens ou l'autre (par exemple, parle-t-on de causer une situation en agissant ou en omettant d'agir, d'agir sur une situation dont nous sommes responsable ou non).
Les résultats principaux auxquels il estime parvenir sont, en termes généraux, de montrer que nos intuitions morales (du moins ce que les philosophes disent que nous avons en matières d'impressions rapides sur ce qui est évidemment bien ou mal) ne sont pas nécessairement bonnes ni défendables, et plus largement, qu'elles et nos décisions ne correspondent pas de façon consistante à ce que dicte ou énonce l'une ou l'autre des théories morales établies. Par exemple, nous ne nous reconnaissons de devoirs indépendants de nos intérêts, de notre situation et des conséquences de nos choix que dans certaines situations, comme lorsque des émotions nous empêchent d'assumer la décision que nous avons prise dans une optique conforme à une autre théorie morale, soit au conséquencialisme ou utilitarisme qui en est une variante (pour laquelle les conséquences de nos actions en font des actions morales si elles augmentent le bien-être ou plus vaguement les utilités, que cela ait été notre intention ou non). Si déontologisme et conséquencialisme étaient des théories empiriques, elles seraient refutées quoique vraisemblablement non abandonnées pour autant.
Une autre conclusion à laquelle
Ogien croit être parvenu, et à laquelle je me suis montré particulièrement sensible, est livrée à l'encontre de l'éthique des vertus, selon laquelle il existe un type de personne vertueuse peu importe les circonstances dans lesquelles elle se trouve, personne sur laquelle nous gagnerions à modeler nos actions (ou l'apprentissage de nos agents moraux artificiels, comme le propose
Martin Gibert dans
Faire la morale aux robots, livre recommandable). Cette conclusion est à l'effet que cette constance vertueuse, et plus largement la personnalité, n'existent pas, et que des stimuli situationnels et immédiats (comme l'odeur de la pièce dans laquelle vous vous trouvez, le costume que porte la personne qui vous donne un ordre, le délais que vous avez à respecter avant de remettre votre formulaire, et combien d'autres) suffisent à faire de vous un monstre ou un ange (un bon samaritain ou un observateur indifférent).
Ogien prend appui sur Milgram et 40 ans d'expériences en psychologie morale expérimentale (tirées plus souvent qu'autrement de l'ouvrage de John M. Doris, Lack of character) pour illustrer et soutenir l'idée que la personnalité, comme concept, découle d'une tendance à porter sur les gens des jugements généraux et pauvres, c'est-à-dire la même tendance dont naissent les jugements racistes, sexistes ou spécistes.
Pour moi, qui suis appelé à parcourir au rayon x la vie complète des gens pour savoir pourquoi ils ont volé ou se sont battus, cette conclusion est préoccupante. Elle est potentiellement ravageuse à l'égard de la pertinence de ma pratique.
Ogien n'offre pas de réconfort à cet égard. Les traits de personnalité auraient un pouvoir prédictif moindre que les causes dites proximales. Les gens ont agit comme ils ont agit parce que l'occasion se présentait et que x stimuli (pluie, froid, perte de temps au téléphone ou dans une file d'attente) leur a fourni l'élan nécessaire à franchir le pas supplémentaire. le manque de considération pour la portée des réflexions exposées est une faiblesse connue voire revendiquée par l'auteur. En exagérant quelque peu, disons qu'il effleure des conclusions sérieuses, ébranle la cohérence là où nous nous estimions jusqu'ici en droit de la trouver, et nous laisse les mains vides, sinon pour miser sur notre pouvoir (si nous sommes des "compatibilistes", pour qui le libre arbitre est compatible avec le déterminisme) de modeler l'occasion présente et fuyante.