Noche Roja

Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en 2011, avec un scénario de Simon Oliver et des dessins en noir & blanc de Jason Latour.

Jack Cohen est VRP, il vend des alarmes à des propriétaires de maisons en mettant en avant l'insécurité sur un discours anxiogène. Il vit seul et il consomme pas mal d'alcool. Un jour aussi minable que les autres, Paloma Flores, une jeune femme frappe à sa porte pour lui proposer une enquête. Elle demande à ce détective privé de seconde zone d'enquêter sur les meurtres de jeunes femmes se produisant dans une zone libre (dans le sens économique du terme) au nord du Mexique, près de la frontière avec les États-Unis. 6 cadavres de femmes ayant travaillé dans la même usine qualifiée de "Maquiladoras" (soit une usine placée en zone de traitement pour l'exportation qui bénéficie d'une exonération des droits de douane). Chaque victime a subi la même mutilation : les seins découpés. Cohen hésite parce que la dernière fois qu'il a franchi la frontière il était encore flic et il a perdu son équipier pendant cette mission. Il finit par accepter et le tandem Cohen & Flores se heurte à un mur du silence, des intimidations, des fins de non-recevoir et le fait que les familles des victimes ont déjà déménagé. La police locale ne semble que peu intéressée par ces meurtres et les anciennes connaissances de Cohen (dont un politicien haut placé) lui font comprendre à mots couverts que bien des choses ont changé.

Enfin ! le lecteur a droit à un vrai polar bien noir dans la collection "Vertigo crime", sans solution surnaturelle qui sort du chapeau, et avec une plongée dans une réalité sociale peu reluisante. Simon Oliver connaît bien les codes du polar. le lecteur se retrouve face à un ex-flic qui a le poids d'une faute qui le ronge (la nature et les circonstances en seront révélées dans le récit). Il se punit à grands coups d'alcool pour accomplir son boulot minable dans lequel il se dégoûte. Paloma Flores représente un service social totalement incapable d'alléger la poisse qui pèse sur les individus qu'elle est censée aider. Des petits voyous font régner la loi du plus fort dans un bidonville de main d'oeuvre surexploitée. Et au sommet de la chaîne alimentaire, des hommes de pouvoir (politique) tirent les ficelles pour servir surtout leurs propres intérêts. Heureusement, Oliver ne se limite à empiler les codes narratifs de ce genre, il a choisi un lieu et une situation sociale spécifiques qu'il connaît : l'emploi de jeunes salariées sur des chaînes de production, sans droit du travail, sans délégués du personnel. Les personnages d'Oliver se conduisent comme des adultes : il n'ya pas de raccourci facile, de belle pépée qui tombe dans les bras du héros, Jack Cohen n'a pas une musculature qui rutile au soleil, les voyous des rues ne s'écartent pas sur son passage et il n'est pas capable d'en assommer 5 d'un coup avec les mains attachées dans le dos. L'enquête est complexe et il n'y a pas de méchants à proprement parler (à part le criminel et les petits voyous).

Cette histoire est illustrée par Jason Latour. Comme les illustrateurs des autres histoires estampillées "Vertigo Crime", il doit faire pour le mieux avec ce format demi-comics, assez petit. Chaque page contient donc un nombre limité de cases du fait de ce format. Il utilise un style mi-chemin entre le réalisme et la simplification des formes et des visages pour un résultat appréciable. Les décors sont réalistes sans être surchargés. Les visages sont proches de la caricature, souvent mangés par les ombres pour une identification immédiate de chaque individu et des expressions qui oscillent entre le très bien vu, et parfois le trop simpliste. Ce qui m'a donné un peu plus de mal dans ses choix, c'est le recours systématique aux bordures noires des cases et des pages. L'aspect noir est encore accentué par une utilisation quasi-systématique de trames très denses. le résultat global abouti à des pages très, très sombres (un peu trop à mon goût) qui nécessite un effort particulier pour distinguer et identifier les traits de contours au milieu de tout ce noir.

Cette histoire fait partie des meilleures parues dans la collection "Vertigo crime", mais elle souffre encore de quelques imperfections. La présentation de l'alcoolisme de Jake Cohen paraît peu vraisemblable et la fin en apothéose d'actions dépare du reste. le parti pris de ne pas montrer le sort des victimes évite au récit de tomber dans le voyeurisme, mais Simon Oliver ne met pas en place de dispositif narratif pour compenser (réaction des familles, ou analyse légiste par exemple). Malgré ces défauts (imperfections narratives et dessins très sombres), ce récit s'inscrit dans le registre du polar adulte avec une dimension sociale qui n'est pas manichéenne. Et Simon Oliver réussit des scènes incroyables telles celle où Paloma Flores repousse sans arme et sans violence une bande de voyous venus pour détruire son local.