Citations sur Le café d'Yllka (10)
Etrange, ce fracas qui va tout dévaster. Il s’annonce à demi-mots, par chuchotements. S’insinue entre les heures. Un peu comme un orage qui gronde et crache de l’encre dans les nuages là-bas dans le lointain. On sait qu’il va venir, qu’il va éclater. Il se déchaîne déjà, tout près, juste au-delà de l’horizon. Des rumeurs circulent autour d’elle, dehors, à l’école où enseignent ses parents. Même les regards se rencontrent maintenant sans se voir, à table, dans la rue. Et puis tout s’accélère…
Si seulement elle pouvait sortir de la prison de sa mémoire… Oublier, pouvoir oublier, parce qu’il lui serait enfin donné d’avoir une certitude, de continuer son chemin loin devant, vers l’échappée.
Le soleil monte dans le ciel. Bientôt il surplombera la scène, où nous cherchons notre chemin vers la vie d'avant.
Lorsqu'un vase de cristal se brise, il faut des semaines pour en retrouver tous les morceaux. Parfois des mois après, on en aperçoit un, étincelant comme une étoile, dans l'ombre, sous un pied de meuble, alors qu'on a tout oublié du moment où il a volé en éclats. Parce que les éclats survivent au désastre.
Poussière et gravier dansent à ses pieds derrière un écran de larmes. Elle voudrait se retrouver enfouie ici, une bonne fois pour toutes. N'être plus rien qu'une pierre.
Les gens courent dans la rue. leur pas sont de longues enjambées. Ils touchent à peine la chaussée. On dirait des oiseaux qui prennent leur envol, pour éviter la mort qui va fondre sur eux depuis les collines. Les coquilles qui protégeaient leurs vies sont en morceaux et ils sont devenus des oiseaux aux ailes légères. Ils les déploient pour rejoindre ceux qu'ils aiment et quand ils sont près d'eux, ils les gardent grandes ouvertes pour les protéger. Emina a juste le temps d'apercevoir leurs visages amaigris par l'attente. Elle s'élance. Elle va franchir le vide, les épaules transpercées à la pensée de l’œil qui la guette peut-être, la poitrine déjà incendiée par l'arme pointée sur elle quelque part autour de la ville assiégée.
La nuit gomme les lignes, efface les années, convie les êtres et leurs secrètes empreintes, d'un souffle venu peupler le paysage à la fenêtre. La nuit offre un sol à son corps délivré. D'un chemin rêvé, elle glisse vers le cercle des visages. Ébahie de couleurs et de sons, elle fouille la présence qui l'envahit, cherche le grain caché du lieu, interroge l'énigme des amonts qu'elle a rejoints. La nuit tisse l'étoffe de lendemains où s'estompera le fardeau de l'énigme, où elle regagnera les rives d'un temps naufragé.
Parce que les êtres atteignent les limitent d'eux-mêmes, là où la vie s'achève, poussée à bout par ceux qui l'ont prise en haine...
Le bras de sa mère soulève la petite casserole de cuivre où elle fait le café du matin. Elle voit l'avant-bras sortir de la manche brodée qui retombe... Lisse, doux, si doux. Et puis, plus rien. Seule l'odeur du café lui revient. Le reste a disparu. Gommé, évanoui... Des tonnes d'heures l'ont ensevelie de poussière. Des minutes, des secondes qui s'émiettent sans fin... Et la voix retentit parfois depuis le fond de la nuit, là où des arbres s'égouttent sous une pluie d'été. La voix d'Yllka, sa mère... A-t-elle cessé d'appeler sa fille ? Elle entrevoit un pan de sa robe lilas. Une vision qui s'attarde dans un jardin mouillé... Parce qu'au-delà de sa mémoire, Yllka fait peut-être encore le café du matin dans une cuisine quelque part à la surface de cette terre...