Un sac en plastique rejeté sur une plage : a priori un de ces déchets qui encombrent nos océans. Pourtant, en décidant d'y jeter un oeil, Ruth ouvre la porte d'un univers insoupçonné : celui de Nao, une jeune lycéenne japonaise qui confie à l'océan son désenchantement.
C'est par ce tour de passe-passe, matérialisé par quelques objets hétéroclites comme un bento Hello Kitty, une montre ancienne ou une édition d'A la recherche du temps perdu, que
Ruth Ozeki nous entraîne alternativement de l'existence de Ruth, sur son île de Colombie britannique, au quotidien de Nao, une adolescente lucide et désespérée. Des récits entrecroisés passionnants !
Se jouant du temps, de l'espace ou encore des langues, l'auteur jongle avec ces vies que tout oppose à première vue : décor, réalité, époque, ... Après une enfance passée aux Etats Unis, Nao se sent déracinée au coeur de Tokyo. Elle est harcelée par ses camarades et perd pied peu à peu. Ses parents ne lui apportent qu'un maigre soutien : son père étant aussi perdu qu'elle et sa mère aveuglée par trop de réalisme. le réconfort lui viendra de ses ancêtres, ceux dont elle n'espérait plus rien. Dont elle ignorait jusqu'à l'existence. A l'opposé, menant une vie plutôt bohème, Ruth cherche l'inspiration sur son île; le temps y semble une réalité dépassée et les soucis sont tout autres.
Dans cette fresque chorale, deux personnages se démarquent prennent tour à tour la parole : Nao est une jeune fille déboussolée. Son enfance en Californie l'a éloignée de son pays natal; elle parvient difficilement à y trouver ses marques. Elle cache à ses parents les problèmes qu'elle rencontre au collègue et confie à son journal son mal-être et ses pensées. En mal de repères, elle trouve auprès son arrière-grand-mère Jiko qu'elle connaît à peine une grande écoute et un soutien inattendu. Les jours qu'elle passe en sa compagnie au temple ont la saveur de la plénitude et de la légèreté : ils lui permettent de mettre des mots sur sa colère, de se fixer sur ses valeurs. C'est également lors de ce séjour qu'elle découvre également Haruki 1, son grand-oncle kamikaze. Une figure qui lui servira de modèle, tout comme Jiko, qu'elle contacte via sms en cas de doute. A son corps défendant, Nao est un personnage fort et plein de ressources.
Désoeuvrée sur son île, Ruth trouve dans ce journal à la mer et dans la quête qu'elle entreprend, une nouvelle raison de vivre et d'agir. Elle a choisi de fuir le monde en compagnie de son mari Oliver, passionné d'écologie et de sa mère malade d'Alzheimer. Aujourd'hui, sa mère est décédée et elle tourne en rond, coincée sur son prochain roman... Ce sac rejeté par les flots lui offre un dérivatif bienvenu, elle veille jalousement sur son contenu et est contrariée de le voir au centre de l'attention des habitants de l'île. Indécise et nostalgique, elle y trouve une raison de s'interroger, autre que le retour de l'électricité ou les aventures du chat familial. Elle aimerait faire de Nao le personnage d'un de ses romans, détenant alors la toute-puissance sur sa destinée.
Au-delà de ces personnages attachants et improbables pour certains,
Ruth Ozeki confronte également deux visions du monde. D'un côté, ce Japon multi-facettes où modernité et traditions cohabitent mais où réalité et légendes s'affrontent également cruellement. A l'autre bout de l'océan, sur l'île de Ruth, la vie semble rythmée par ces déchets trouvés sur la plage; l'horizon est réduit dans cette communauté où tout se sait, où chacun se sent impliqué au coeur de la vie des autres.
Quant au style, il varie au gré des personnages qui prennent la parole, s'adapte tout au long du roman, lui conférant fraîcheur et vivacité. L'ensemble est un savant mélange de styles et d'époques : par-delà les récits de Nao et Ruth, interviennent d'autres destinées, d'autres lieux qui tour à tour s'imbriquent avec succès dans cet édifice délicat. A l'image du Free Store, le magasin favori de Masako, la mère de Ruth ou de cette bibliothèque un peu magique, cachée au coeur de la déchetterie, montée d'ouvrages uniquement de récupération : une pépite qui semble se laisser désirer et promet de petits instants de bonheur.
Mêlant les genres et ne reculant pas devant les sujets sensibles,
Ruth Ozeki avance patiemment et élabore un ouvrage minutieux A deux niveaux, voire plus, l'intrigue est habilement construite, par petites touches, au fil du journal de Nao : la pression de ses pairs, le désespoir de son père, le tsunami, élément factuel survenu entre la rédaction du journal de Nao et la découvert de Ruth, ... autant de facteurs qui ont pu mettre la jeune fille en danger et faire de son sauvetage par Ruth une chimère. Fantastique, Histoire, spiritualité, actualité douloureuse, témoignage, magie,... l'histoire croisée de Nao et de Ruth, telle un patchwork confortable et harmonieux, se tisse peu à peu et aboutit à un récit passionnant, émouvant qui laisse le lecteur charmé et étourdi une fois la dernière page tournée.
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