Le bonheur en marchant

La marche est une drogue.
Délicieuse et sans danger. Elle provoque le plaisir sans la servitude. L'accoutumance sans l'esclavage.

Tels le pâtre de la Bible ou le héros de Bucolique d'Ovide. N'ayons pas peur des références: tels Moïse au Sinaï, le Christ précédant ses ouailles ou Mahomet durant l'hégire... La vision pèse et pose, même pour un fieffé mécréant de mon espèce. On ne se défait pas de l'idée qu'on porte un fragment d'auréole sur la tête. L'illusion se dissipe à la première racine où l'on trébuche. La partie divine de l'homme n'excède pas le niveau de ses chevilles. La métaphysique s'arrête à la hauteur des tarses.

J'ai cheminé dans la montagne avec les troupeaux du village. J'ai surtout gambadé pour le plaisir. Sans autre nécessité que la ballade elle-même et ses bouffées de grâce. Sans autre motif que de regarder, écouter, humer, lécher, caresser. M'extasier. Frôler la primevère et la soldanelle à la fonte des neiges, la pulsatile et la gentiane en avril, le sabot-deVénus en mai, le lis orangé en juin, le colchique en septembre...

Mettre un pied devant l'autre.
Recommencer.
Faire un pas de côté.
Courir. Sauter. Monter. Descendre.

Mais je ne fais pas ce que je veux avec les mots. Ils me surprennent , me contournent, me feintent, m'assaillent et finissent par triompher .

Mais l'éternité humaine dure moins qu'un congrès de nuages sur la cime du Marboré, d'où cascadent les eaux vives du cirque de Gavarnie .

Il ne fait aucun doute que je suis fatigué. Lassé. Pompé. Vanné. Ereinté. Roué. Crevé.
Moulu. Fourbu. Recru. Vidé par mon ascension.
Et la question se pose: pourquoi tant de bonheur, au prix de tant de souffrance?