Citations sur Sous le toit du monde (12)
David Sharp était un jeune grimpeur britannique de trente-quatre ans. Il n'avait pas les moyens de se payer les services d'une expédition de professionnels et il voulait atteindre le sommet de l'Everest. Il n'y parvint jamais. Il s'arrêta à quelques mètres et tomba d'épuisement. Plusieurs expéditions professionnelles étaient sur l'Everest. Aucune ne se sentit responsable de lui, il ne faisait pas partie de leurs groupes, il n'avait pas payé. Près de quarante personnes sont passées près de David Sharp ce jour-là et personne ne lui a porté secours. Seul un sherpa lui a donné de l'oxygène et a tenté de l'aider. Les autres l'ont abandonné à son sort. Ils ont poursuivi leur ascension.
Ashmi n'est déjà plus une fille de ces villages perdus dans la nuit des temps. Elle a pourtant marché allègrement sur cette même rue dans son enfance, et plus souvent pieds nus qu'avec des sandales, indifférente aux milliard de bactéries qui y pullulent et dont tout le monde ignore l'existence. Mais depuis qu'elle a pris l'habitude de rues goudronnées, elle répugne à l'idée de salir dans cette boue puante les beaux tennis chinois qu'elle vient de s'offrir.
ils sont entrés brutalement, elle n'a eu ni le temps de savoir qui ils étaient, ni combien, ni ce qu'ils voulaient. Ils l'ont massacrée. Immédiatement, sans un mot. Ils lui ont arraché la moitié du visage, brisé les os, ils l'ont fracassée. Quand ils sont repartis dans la nuit, elle gisait au sol dans son sari bleu clair. Une large tache rouge faisait autour de son visage mutilé comme une couronne de sang.
"Je suis un citoyen du monde", disait-il sans une certaine arrogance, jouant en franglais à tout bout de champ pour montrer son aisance. "Demain, je peux vivre à Pékin, Shanghai, à New York, à Paris, à Londres, à Dubaï ou n'importe où, partout je serai chez moi."
Il choisissait de préférence les grandes capitales, les endroits, qui évoquaient le trafic des grandes influences, des grands enjeux. Ceux qui en "jetaient". Il aimait penser qu'il était à la proue de son temps. Mais il avait suffi qu'il entende un jour l'annonce du massacre royale au Népal pour que les très anciennes racines du peuple des Newars repoussent à l'ombre de son cœur.
Ici on ne possède rien, juste ce qu'on porte. On n'a pas de meuble non plus, pas de coffre. Qu'y rangerait-on ?
Au Népal il avait jeté toutes sortes de déchets sans plus d'état d'âme que ça. Il s'arrangeait alors avec sa conscience. L'Himalaya était si grand, si vaste. Il pouvait tout engloutir sous ses neiges éternelles, tout ensevelir sous son grand manteau blanc. Même les morts. Aujourd'hui on sait que les neiges n'ont pas d'éternité. Elles fondent et régurgitent à la surface tous les cadavres qu'on a cru disparus à jamais, qu'ils soient de chair ou de fer-blanc. Des morts hantent les sommets par centaines, trois cent sur l'Everest, des déchets les souillent par tonnes entières.
C'est que du Népal, petit pays coincé entre deux gigantesques et puissants voisins, l'Inde et la Chine, on ne montrait jusque-là dans les médias d'Occident rien d'autre que ses paysages exceptionnels, terres d'aventures et d'exploits pour héros de toutes sortes. On ignorait sa guerre, ses milliers de morts et ses rebelles maoïstes perdus dans les montagnes qu'on assimilait par négligence à ceux qui en Occident firent du bruit en 1968. Oubliant les combats mortels, on continuait à s'émerveiller du gigantisme fabuleux de ses montagnes et des sourires doux de son peuple attachant.
Ashmi avait non seulement échappé à la boue et au froid glacial des montagnes, mais elle avait aussi échappé à bien pire. A ces violence que cachent dans les vallées perdues beaucoup de familles meurent de misère et d'alcool, et au destin de ces jeunes filles que les proxénètes viennent rabattre dans les montagnes et envoient par milliers finir leur vie dans les cages de bordels de Bangkok et Calcutta. Sous le toit du monde, au pied des neiges éternelles, la vie peut être un enfer.
Née dans un village haut perché des montagnes himalayennes, sans eau courante ni électricité, Ashmi vient de loin. Elle vient d'un autre temps. Elle a vu le jour à côté des bêtes, dans une étable où sa mère est allée accoucher pour ne pas souiller l'unique pièce de terre battue de la maison. Pour elle qui pataugeait dans la boue des champs et de la rue du village perdu, l'accès au lycée de Katmandou fut la découverte stupéfiante qu'il existait autre chose au monde.
Derrière leurs légendaires sourires dans lequel les étrangers de passage croient deviner un bonheur simple se cache la douloureuse volonté d'un peuple qui combat contre la montagne de granit et de glace qui ne veut pas les nourrir. Une montagne si haute que l'être humain ne peut y respirer. Le peuple du Népal vit sous le toit du monde, et s'il accepte de ployer sous toutes les charges possibles, celles des récoltes ou des sacs de trekkeurs, c'est pour pouvoir un jour se tenir droit. Pour accéder au rêve de voir leurs enfants sortir de cette servitude. Pour en faire des hommes libres.