Citations sur Les rêveurs définitifs (42)
Emma et Quentin rêvaient définitivement, chacun dans son coin. Qui aurait pu leur en vouloir ? Donner la clef de son jardin secret, c'est prendre le risque que l'autre décide d'y venir tout arracher.
Et ce n'était pas avec sa mère que Quentin voulait partager son secret. (p. 273)
Parfois elle avait la révélation d'un nom de personnage, ou encore d'une association incongrue de mots qu'elle hésitait à trouver poétique. Trop longtemps penchée sur les textes d'autrui, elle ne savait plus si la comparaison était sienne ou si elle l'avait traduite la veille, dans sa vie réelle. (p. 12)
A la première réunion, vous nous avez interrogé sur ce qui fait le style d'un auteur ? Peut-être que si on nourrissait le logiciel avec des éléments sur la vie de l'auteur, en fait si on apprenait à la machine à vivre des traumatismes, elle finirait par penser comme lui, "be in his shoes", disent les Anglais. Je ne sais pas si c'est possible, mais expliquer au logiciel que Balzac avait des dettes et a passé sa vie à être poursuivi par des créanciers, parce que ça imprègne, ça tache presque son oeuvre... (p. 177)
Emmanuelle n'était qu'une traductrice de mauvaise littérature mais elle savait qu'un auteur passe son temps à se dissimuler derrière chacune des lignes qu'il écrit. Elle savait que les écrivains sont des exhibitionnistes qui se servent des mots pour maquiller leur impudeur, qu'ils cachent leur désir de dévoiler leur âme et leurs pensées profondes au plus grand nombre à coups de virgules et de passés simples. Elle savait que lire un livre est la meilleure et la plus sûre façon de rentrer à l'intérieur et sous la peau de celui qui l'a écrit, elle le savait parce que les traducteurs lisent mieux que personne. Un livre est un jeu de piste de l'auteur avec ses lecteurs mais d'abord et avant tout, avec lui-même. Tous les écrivains sont des pervers et tendent leurs livres comme on tend un miroir. (p. 178)
On n'est pas saillant, quand on a quatorze ans. Quatorze ans, l'âge de tous les idéalismes et de toutes les moqueries, l'âge des promesses et des ricanements, où le désespoir est aussi profond qu'il est vite oublié, l'âge des premières amours et des mauvaises fréquentations, des réputations, des ragots et des bandes, des serments d'amitié à la vie à la mort, l'âge de la découverte de la solitude, aussi. L'âge de l'ennui, de la révolte, des croyances idolâtres et des théories complotistes. (p. 43)
Si rêver n'altère en rien une physionomie, car les rêveurs restent emprisonnés à l'intérieur de ceux qu'ils habitent, l'espoir opère une transfiguration.
J'ai préparé les petits déjeuners, versé le lait sur les céréales, lance des machines, repassé le linge, acheté des horribles figurines en plastique de héros masqués pour Noël, et finalement Quentin ne sera champion olympique de rien.
Virginia Woolf disait que pour écrire, il fallait une chambre à soi (ou un lieu à soi, encore un problème de traducteur), mais l'écriture délimitait un territoire en soi, un espace qui n'appartenait qu'à son auteur. Emma n'avait pas ce refuge-là. Elle habitait les mots des autres, elle n'était que locataire. Traduire l'avait dissuadée de sauter le pas pour devenir écrivaine. Le traducteur est un passeur, il s'efface, quand les écrivains sont pleins d'eux-mêmes, they are full of themselves, parfois la traduction littérale avait du bon. (p. 281)
Un livre était toujours une solution la plus saine, quand chahutait trop vite la vie, il suffisait de s'y engouffrer.
Un espoir se fabriquait pour un usage personnel, le dévoiler, c'était le faire sécher à l'intérieur de soi. Pour ne pas qu'il prenne l'air, il fallait bien se garder d'ouvrir la bouche.